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dix-sept jours que nous étions en mer. Pour occuper mon temps, je copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions des Martyrs. La nuit je me promenais sur le pont avec le second capitaine, Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un vaisseau battu de la tempête, ne sont point stériles pour l’âme, car les nobles pensées naissent des grands spectacles. Les étoiles qui se montrent fugitives entre les nuages brisés, les flots étincelants autour de vous. les coups de la lame qui font sortir un bruit sourd des flancs du navire, le gémissement du vent dans les mâts, tout vous annonce que vous êtes hors de la puissance de l’homme et que vous ne dépendez plus que de la volonté de Dieu. L’incertitude de votre avenir donne aux objets leur véritable prix, et la terre contemplée du milieu d’une mer orageuse ressemble à la vie considérée par un homme qui va mourir.

Après avoir mesuré vingt fois les mêmes vagues, nous nous retrouvâmes le 12 devant l’île de Scarpanto. Cette île, jadis appelée Carpathos, et Crapathos par Homère, donna son nom à la mer Carpathienne. Quelques vers de Virgile font aujourd’hui toute sa célébrité :

" Est in Carpathio Neptuni gurgite vates.
" Caeruleus Proteus, etc. "
Protée, ô mon cher fils ! peut seul finir tes maux ;
C’est lui que nous voyons, sur les mers qu’il habite,
Atteler à son char les monstres d’Amphitrite ;
Pallène est sa patrie, et dans ce même jour
Vers ces bords fortunés il hâte son retour.
Les Nymphes, les Tritons, tous, jusqu’au vieux Nérée,
Respectent de ce dieu la science sacrée ;
Ses regards pénétrants, son vaste souvenir,
Embrassent le présent, le passé, l’avenir :
Précieuse faveur du dieu puissant des ondes,
Dont il paît les troupeaux dans les plaines profondes.

Je n’irai point, si je puis, demeurer dans l’île de Protée, malgré les beaux vers des Géorgiques françaises et latines. Il me semble encore voir les tristes villages d’Anchinates, d’Oro, de Saint-Hélie, que nous découvrions avec des lunettes marines dans les montagnes de l’île. Je n’ai point, comme Ménélas et comme Aristée, perdu mon royaume ou mes abeilles ; je n’ai rien à attendre de l’avenir, et je laisse au fils de Neptune des secrets qui ne peuvent m’intéresser.

Le 12, à six heures du soir, le vent se tournant au midi, j’engageai le capitaine à passer en dedans de l’île de Crète. Il y consentit avec peine. A neuf heures il dit selon sa coutume : Ho paura ! et il alla se coucher.