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Avant de quitter le Caire, je fis présent à Abdallah d’un fusil de chasse à deux coups, de la manufacture de Lepage. Il me promit d’en faire usage à la première occasion. Je me séparai de mon hôte et de mes aimables compagnons de voyage. Je me rendis à Boulacq, où je m’embarquai avec M. Caffe pour Rosette. Nous étions les seuls passagers sur le bateau, et nous appareillâmes le 8 novembre à sept heures du soir.

Nous descendîmes avec le cours du fleuve : nous nous engageâmes dans le canal de Ménouf. Le 10 au matin, en sortant du canal et rentrant dans la grande branche de Rosette, nous aperçûmes le côté occidental du fleuve occupé par un camp d’Arabes. Le courant nous portait malgré nous de ce côté et nous obligeait de serrer la rive. Une sentinelle cachée derrière un vieux mur cria à notre patron d’aborder. Celui-ci répondit qu’il était pressé de se rendre à sa destination, et que d’ailleurs il n’était point ennemi Pendant ce colloque, nous étions arrivés à portée de pistolet du rivage, et le flot courait dans cette direction l’espace d’un mille. La sentinelle, voyant que nous poursuivions notre route, tira sur nous : cette première balle pensa tuer le pilote, qui riposta d’un coup d’escopette. Alors tout le camp accourut, borda la rive, et nous essuyâmes le feu de la ligne. Nous cheminions fort doucement, car nous avions le vent contraire : pour comble de guignon, nous échouâmes un moment. Nous étions sans armes ; on a vu que j’avais donné mon fusil à Abdallah. Je voulais faire descendre dans la chambre M. Caffe, que sa complaisance pour moi exposait à cette désagréable aventure ; mais, quoique père de famille et déjà sur l’âge, il s’obstina à rester sur le pont. Je remarquai la singulière prestesse d’un Arabe : il lâchait son coup de fusil, rechargeait son arme en courant, tirait de nouveau, et tout cela sans avoir perdu un pas sur la marche de la barque. Le courant nous porta enfin sur l’autre rive, mais il nous jeta dans un camp d’Albanais révoltés, plus dangereux pour nous que les Arabes, car ils avaient du canon, et un boulet nous pouvait couler bas. Nous aperçûmes du mouvement à terre ; heureusement la nuit survint. Nous n’allumâmes point de feu, et nous fîmes silence. La Providence nous conduisit, sans autre accident, au milieu des partis ennemis, jusqu’à Rosette. Nous y arrivâmes le 11, à dix heures du matin.

J’y passai deux jours avec M. Caffe et M. de Saint-Marcel, et je partis le 13 pour Alexandrie. Je saluai l’Égypte, en la quittant, par ces beaux vers :

Mère antique des arts et des fables divines,
Toi, dont la gloire assise au milieu des ruines