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on ne voyait terre qu’une seule lumière, et l’on n’entendait aucun bruit. C’était là pourtant cette Alexandrie, rivale de Memphis et de Thèbes, qui compta trois millions d’habitants, qui fut le sanctuaire des Muses, et que les bruyantes orgies d’Antoine et de Cléopâtre faisaient retentir dans les ténèbres. Mais en vain je prêtais l’oreille, un talisman fatal plongeait dans le silence le peuple de la nouvelle Alexandrie : ce talisman, c’est le despotisme qui éteint toute joie et qui ne permet pas même un cri à la douleur. Et quel bruit pourrait-il s’élever d’une ville dont un tiers au moins est abandonné, dont l’autre tiers est consacré aux sépulcres, et dont le tiers animé, au milieu de ces deux extrémités mortes, est une espèce de tronc palpitant qui n’a pas même la force de secouer ses chaînes entre des ruines et des tombeaux ?

Le 20, à huit heures du matin, la chaloupe de la saïque me porta à terre, et je me lis conduire chez M. Drovetti, consul de France à Alexandrie. Jusqu’à présent j’ai parlé de nos consuls dans le Levant avec la reconnaissance que je leur dois ; ici j’irai plus loin, et je dirai que j’ai contracté avec M. Drovetti une liaison qui est devenue une véritable amitié. M. Drovetti, militaire distingué et né dans la belle Italie, me reçut avec cette simplicité qui caractérise le soldat et cette chaleur qui tient à l’influence d’un heureux soleil. Je ne sais si, dans le désert où il habite, cet écrit lui tombera entre les mains ; je le désire, afin qu’il apprenne que le temps n’affaiblit point chez moi les sentiments ; que je n’ai point oublié l’attendrissement qu’il me montra lorsqu’il me dit adieu au rivage : attendrissement bien noble, quand on en essuie comme lui les marques avec une main mutilée au service de son pays ! Je n’ai ni crédit, ni protecteurs, ni fortune ; mais si j’en avais, je ne les emploierais pour personne avec plus de plaisir que pour M. Drovetti.

On ne s’attend point sans doute à me voir décrire l’Égypte : j’ai parlé avec quelque étendue des ruines d’Athènes, parce qu’après tout elles ne sont bien connues que des amateurs des arts ; je me suis livré à de grands détails sur Jérusalem, parce que Jérusalem était l’objet principal de mon voyage. Mais que dirais-je de l’Égypte ? Qui ne l’a point vue aujourd’hui ? Le Voyage de M. de Volney en Égypte est un véritable chef-d’œuvre dans tout ce qui n’est pas érudition : l’érudition a été épuisée par Sicard, Norden, Pococke, Shaw, Niebuhr et quelques autres ; les dessins de M. Denon et les grands tableaux de l’institut d’Égypte ont transporté sous nos yeux les monuments de Thèbes et de Memphis ; enfin, j’ai moi-même dit ailleurs tout ce que j’avais à dire sur l’Égypte. Le livre des Martyrs où j’ai parlé de cette