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n’a-t-il pas trouvé le calice amer ? Et pourtant il l’a bu jusqu’à la lie. Le 12 octobre je montai à cheval avec Ali-Aga, Jean, Julien et le drogman Michel. Nous sortîmes de la ville, au coucher du soleil, par la porte des Pèlerins. Nous traversâmes le camp du pacha. Je m’arrêtai avant de descendre dans la vallée de Térébinthe, pour regarder encore Jérusalem. Je distinguai par-dessus les murs le dôme de l’église du Saint-Sépulcre. Il ne sera plus salué par le pèlerin, il n’existe plus, et le tombeau de Jésus-Christ est maintenant exposé aux injures de l’air. Autrefois la chrétienté entière serait accourue pour réparer le sacré monument ; aujourd’hui personne n’y pense, et la moindre aumône employée à cette œuvre méritoire paraîtrait une ridicule superstition. Après avoir contemplé pendant quelque temps Jérusalem, je m’enfonçai dans les montagnes. Il était six heures vingt-neuf minutes lorsque je perdis de vue la cité sainte : le navigateur marque ainsi le moment où disparaît à ses yeux une terre lointaine qu’il ne reverra jamais.

Nous trouvâmes au fond de la vallée de Térébinthe les chefs des Arabes de Jerémie, Abou-Gosh et Giaber : ils nous attendaient. Nous arrivâmes à Jérémie vers minuit : il fallut manger un agneau qu’Abou-Gosh nous avait fait préparer. Je voulus lui donner quelque argent, il le refusa, et me pria seulement de lui envoyer deux couffes de riz de Damiette quand je serais en Égypte : je le lui promis de grand cœur, et pourtant je ne me souvins de ma promesse qu’à l’instant même où je m’embarquais pour Tunis. Aussitôt que nos communications avec le Levant seront rétablies, Abou-Gosh recevra certainement son riz de Damiette ; il verra qu’un Français peut manquer de mémoire, mais jamais de parole. J’espère que les petits Bedouins de Jérémie monteront la garde autour de mon présent, et qu’ils diront encore : " En avant ! marche ! "

J’arrivai à Jaffa le 13, à midi.




notes

1. Papa Urbanus urbano sermone peroravit, etc. ; Vallis speciosa et spatiosa, etc. ; c’est le goût du temps. Nos vieilles hymnes sont remplies de ces jeux de mots : Quo carne carnis conditor, etc. (N.d.A.)

2. Le texte porte : Juxta ecclesiam sancti Stephani protomartyris, etc. J’ai traduit non loin, parce que cette église n’est point au septentrion, mais à l’orient de Jérusalem ; et tous les autres historiens des croisades disent que les comtes de Normandie et de Flandre se placèrent entre l’orient et le septentrion. (N.d.A.)

3. Le texte porte : Scilicet in monte Sion. Cela prouve que la Jérusalem rebâtie par Adrien n’enveloppait pas la montagne de Sion dans son entier, et que le local de la ville était absolument tel qu’on le voit aujourd’hui. (N.d.A.)

4. Piletus ; on lit ailleurs Pilitus et Pelez. (N.d.A.)

5. Stupent et contremiscunt adulterini cives urbis eximiae. L’expression est belle et vraie ; car non seulement les Sarrasins étaient, en leur qualité d’étrangers, des citoyens adultères, des enfants impurs de Jérusalem, mais ils pouvaient encore s’appeler adulterini à cause de leur mère Agar, et relativement à la postérité légitime d’Israël par Sara. (N.d.A.)

6. Sacra altaria. Ceci a l’air de ne pouvoir se dire que d’une cérémonie païenne ; mais il y avait apparemment dans le camp des chrétiens des autels portatifs. (N.d.A.)

7. C’était un Sarrasin d’une taille gigantesque, que Godefroy fendit en deux d’un seul coup d’épée, sur le pont d’Antioche. (N.d.A.)

8. La réflexion est singulière ! (N.d.A.)

9. On en prit cependant vingt-six. (N.d.A.)