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Une nouvelle époque politique commence : le temps qui a appartenu à la restauration proprement dite finit, et nous entrons dans une ère inconnue. Où est l’ouvrage de nos dix années de paix ? Qu’avons-nous fondé ou qu’avons-nous détruit ? Si nous n’avons rien fait au milieu du profond calme de l’Europe, que ferons-nous au milieu de l’Europe peut-être agitée ? Quand les événements du dehors viendront se compliquer avec les misères du dedans, où irons-nous ?

La consternation de cinquante millions d’hommes annonce mieux qu’on ne pourrait le dire tout ce, que la Russie a perdu en perdant Alexandre. Une famille auguste en larmes ; une épouse à qui sa mort coûtera peut-être la vie ; l’héritier d’un empire qui, oubliant cet immense et glorieux héritage, s’enferme deux jours pour pleurer, et dont la puissance n’est annoncée que par le serment de la plus noble fidélité fraternelle ; l’idole d’un peuple religieux et sensible, une vénérable mère plongée dans une affliction d’autant plus cruelle qu’une fausse espérance était venue se mêler à ses craintes, et que c’est au pied des autels où cette mère remerciait Dieu d’avoir sauvé son fils que ses actions de grâces se sont changées en cris de douleur : tous ces signes non équivoques d’un deuil profond et véritable sont une éloquente oraison funèbre.

L’Europe a partagé ce deuil ; elle a pleuré celui qui mit un terme à des ravages effroyables, à des bouleversements sans nombre, à l’effusion du sang humain, à une guerre de vingt-deux années ; elle a pleuré celui qui le premier releva parmi nous le trône légitime et servit à nous rendre, avec les fils de saint Louis, l’ordre, la paix et la liberté.

L’empereur Alexandre, qui avait senti les abus de la force, avait cherché la gloire dans la modération. Il sera toujours beau au maître absolu d’un million de soldats de les avoir retenus sous la tente. Né avec les sentiments les plus nobles, religieux et tolérant, incliné aux libertés publiques, ayant affranchi en partie les serfs de sa couronne ; magnanime en 1814, lorsqu’il sauva Paris après avoir vu brûler Moscou, lorsqu’il ne voulut pour fruit de ses succès que le bonheur d’applaudir à nos institutions naissantes ; généreux en 1817, lorsqu’il repoussa toute idée d’affaiblir la France, lorsqu’il ne demanda rien au moment même où il était obligé de contracter des emprunts, au moment où tant de puissances profitaient de nos malheurs, Alexandre avait fait violence à son penchant naturel en s’arrêtant devant l’indépendance de la Grèce, et il ne s’arrêta que dans la seule crainte de troubler le repos du monde. Que d’autres eussent de lui cette frayeur, rien de plus simple