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au-devant de nous. Je profitai de ce bateau pour envoyer Jean à terre. Je lui remis la lettre de recommandation que les commissaires de Terre Sainte m’avaient donnée à Constantinople, et qui était adressée aux Pères de Jaffa. J’écrivis en même temps un mot à ces Pères.

Une heure après le départ de Jean, nous vînmes jeter l’ancre devant Jaffa, la ville nous restant au sud-est, et le minaret de la mosquée à l’est quart sud-est. Je marque ici les rumbs du compas par une raison assez importante : les vaisseaux latins mouillent ordinairement plus au large ; ils sont alors sur un banc de rochers qui peut couper les câbles, tandis que les bâtiments grecs, en se rapprochant de la terre, se trouvent sur un fond moins dangereux, entre la darse de Jaffa et le banc de rochers.

Jaffa ne présente qu’un méchant amas de maisons rassemblées en rond et disposées en amphithéâtre sur la pente d’une côte élevée. Les malheurs que cette ville a si souvent éprouvés y ont multiplié les ruines. Un mur qui par ses deux points vient aboutir à la mer l’enveloppe du côté de terre et la met à l’abri d’un coup de main.

Des caïques s’avancèrent bientôt de toutes parts pour chercher les pèlerins : le vêtement, les traits, le teint, l’air de visage, la langue des patrons de ces caïques, m’annoncèrent sur-le-champ la race arabe et la frontière du désert. Le débarquement des passagers s’exécuta sans tumulte, quoique avec un empressement très légitime. Cette foule de vieillards, d’hommes, de femmes et d’enfants ne fit point entendre en mettant le pied sur la Terre Sainte ces cris, ces pleurs, ces lamentations dont on s’est plu à faire des peintures imaginaires et ridicules. On était fort calme ; et de tous les pèlerins j’étais certainement le plus ému.

Je vis enfin venir un bateau dans lequel je distinguai mon domestique grec, accompagné de trois religieux. Ceux-ci me reconnurent à mon habit franc, et me firent des salutations de la main, de l’air le plus affectueux. Ils arrivèrent bientôt à bord. Quoique ces Pères fussent Espagnols et qu’ils parlassent un italien difficile à entendre nous nous serrâmes la main comme de véritables compatriotes. Je descendis avec eux dans la chaloupe ; nous entrâmes dans le port par une ouverture pratiquée entre des rochers et dangereuse même pour un caïque. Les Arabes du rivage s’avancèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture, afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa là une scène assez plaisante : mon domestique était vêtu d’une redingote blanchâtre ; le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent que mon domestique était le chéik. Ils se saisirent de lui, et l’emportèrent en triomphe malgré ses protestations, tandis que,