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TROISIÈME PARTIE




VOYAGE DE RHODES, DE JAFFA, DE BETHLÉEM ET DE LA MER MORTE.


Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes, femmes, enfants et vieillards. On voyait autant de nattes rangées en ordre des deux côtés de l’entrepont. Une bande de papier, collée contre le bord du vaisseau, indiquait le nom du propriétaire de la natte. Chaque pèlerin avait suspendu à son chevet son bourdon, son chapelet et une petite croix. La chambre du capitaine était occupée par les papas conducteurs de la troupe. A l’entrée de cette chambre on avait ménagé deux antichambres. J’avais l’honneur de loger dans un de ces trous noirs, d’environ six pieds carrés, avec mes deux domestiques ; une famille occupait vis-à-vis de moi l’autre appartement. Dans cette espèce de république, chacun faisait son ménage à volonté, les femmes soignaient leurs enfants, les hommes fumaient ou préparaient leur dîner, les papas causaient ensemble. On entendait de tous côtés le son des mandolines, des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on priait. Tout le monde était dans la joie. On me disait : Jérusalem, en me montrant le midi ; et je répondais : Jérusalem ! Enfin, sans la peur, nous eussions été les plus heureuses gens du monde, mais au moindre vent les matelots pliaient les voiles, les pèlerins criaient : Christos, kyrie eleison ! L’orage passé, nous reprenions notre audace.

Au reste, je n’ai point remarqué le désordre dont parlent quelques voyageurs. Nous étions au contraire fort décents et fort réguliers. Dès le premier soir de notre départ, deux papas firent la prière, à laquelle tout le monde assista avec beaucoup de recueillement. On