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et sur le revers des montagnes que nous venions de passer. A cinq cents pas du village coule une rivière, et de l’autre côté de cette rivière s’étend une belle et vaste plaine. Cette rivière de Sousonghirli n’est autre chose que le Granique, et cette plaine inconnue est la plaine de la Mysie 14. .

Quelle est donc la magie de la gloire ! Un voyageur va traverser un fleuve qui n’a rien de remarquable ; on lui dit que ce fleuve se nomme Sousonghirli : il passe et continue sa route ; mais si quelqu’un lui crie : C’est le Granique ! il recule, ouvre des yeux étonnés, demeure, les regards attachés sur le cours de l’eau, comme si cette eau avait un pouvoir magique, ou comme si quelque voix extraordinaire se faisait entendre sur la rive. Et c’est un seul homme qui immortalise ainsi un petit fleuve dans un désert ! Ici tombe un empire immense ! ici s’élève un empire encore plus grand ; l’Océan indien entend la chute du trône qui s’écroule près des mers de la Propontide ; le Gange voit accourir le Léopard aux quatre ailes 15. , qui triomphe au bord du Granique ; Babylone, que le roi bâtit dans l’éclat de sa puissance 16. , ouvre ses portes pour recevoir un nouveau maître ; Tyr, reine des vaisseaux 17. , s’abaisse, et sa rivale sort des sables d’Alexandrie.

Alexandre commit des crimes : sa tête n’avait pu résister à l’enivrement de ses succès ; mais par quelle magnanimité ne racheta-t-il pas les erreurs de sa vie ! Ses crimes furent toujours expiés par ses pleurs : tout chez Alexandre sortait des entrailles. Il finit et commença sa carrière par deux mots sublimes. Partant pour combattre Darius, il distribue ses États à ses capitaines : " Que vous réservez-vous donc ? " s’écrient ceux-ci étonnés. " L’espérance ? " - " A qui laissez-vous l’empire ? " lui disent les mêmes capitaines, comme il expirait. " Au plus digne ! " Plaçons entre ces deux mots la conquête du monde, achevée avec trente-cinq mille hommes en moins de dix ans, et convenons que si quelque homme a ressemblé à un dieu parmi les hommes, c’était Alexandre. Sa mort prématurée ajoute même quelque chose de divin à sa mémoire ; car nous le voyons toujours jeune, beau, triomphant, sans aucune de ces infirmités de corps, sans aucun de ces revers de fortune, que l’âge et le temps amènent. Cette divinité s’évanouit, et les mortels ne peuvent soutenir le poids de son ouvrage.