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rendit un arrêt auquel je ne m’attendais point du tout : il condamna le guide à me rendre une partie de mon argent ; mais il déclara que, les chevaux étant fatigués, cinq hommes seuls ne pouvaient se hasarder dans le passage des montagnes ; qu’en conséquence je devais, selon lui, prendre tranquillement la route de Constantinople.

Il y avait là-dedans un certain bon sens turc assez remarquable, surtout lorsqu’on considérait la jeunesse et le peu d’expérience du juge. Je fis dire à Son Excellence que son arrêt, d’ailleurs très juste, péchait par deux raisons : premièrement, parce que cinq hommes bien armés passaient partout ; secondement, parce que le guide aurait dû faire ses réflexions à Smyrne et ne pas prendre un engagement qu’il n’avait pas le courage de remplir. L’aga convint que ma dernière remarque était raisonnable, mais que, les chevaux étant fatigués et incapables de faire une aussi longue route, la fatalité m’obligeait de prendre un autre chemin.

Il eût été inutile de résister à la fatalité : tout était secrètement contre moi, le juge, le drogman et mon janissaire. Le guide voulut faire des difficultés pour l’argent ; mais on lui déclara que cent coups de bâton l’attendaient à la porte s’il ne restituait pas une partie de la somme qu’il avait reçue. Il la tira avec une grande douleur du fond d’un petit sac de cuir, et s’approcha pour me la remettre : je la pris et la lui rendis en lui reprochant son manque de bonne foi et de loyauté. L’intérêt est le grand vice des musulmans, et la libéralité est la vertu qu’ils estiment davantage. Mon action leur parut sublime : on n’entendait qu’Allah ! Allah ! Je fus reconduit par tous les esclaves, et même par le spahi que j’avais frappé ; ils s’attendaient à ce qu’ils appellent le régal. Je donnai deux pièces d’or au musulman battu ; je crois qu’à ce prix il n’aurait pas fait les difficultés que Sancho faisait pour délivrer madame Dulcinée. Quant au reste de la troupe, on lui déclara de ma part qu’un Français ne faisait ni ne recevait de présents.

Voilà les soins que me coûtaient Ilion et la gloire d’Homère. Je me dis, pour me consoler, que je passerais nécessairement devant Troie en faisant voile avec les pèlerins, et que je pourrais engager le capitaine à me mettre à terre. Je ne songeai donc plus qu’à poursuivre promptement ma route.

J’allai rendre visite au chirurgien ; il n’avait point reparu dans toute cette affaire du guide, soit qu’il n’eût aucun titre pour m’appuyer, soit qu’il craignit le commandant. Nous nous promenâmes ensemble dans la ville, qui est assez grande et bien peuplée. Je vis ce que je n’avais point encore rencontré ailleurs, des jeunes Grecques sans voiles,