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Je descendis à terre, et je m’informai s’il n’y avait point de consul de notre nation dans cette île. On m’enseigna un chirurgien qui faisait les affaires des Français : il demeurait sur le port. J’allai lui rendre visite ; il me reçut très poliment. Son fils me servit de cicérone pendant quelques heures, pour voir la ville, qui ressemble beaucoup à une ville vénitienne. Baudrand, Ferrari, Tournefort, Dapper, Chandler, M. de Choiseul et mille autres géographes et voyageurs ont parlé de l’île de Chio : je renvoie donc le lecteur à leurs ouvrages.

Je retournai à dix heures à la felouque ; je déjeunai avec la famille : elle dansa et chanta sur le pont autour de moi, en buvant du vin de Chio, qui n’était pas du temps d’Anacréon. Un instrument peu harmonieux animait les pas et la voix de mes hôtes ; il n’a retenu de la lyre antique que le nom, et il est dégénéré comme ses maîtres : lady Craven en a fait la description.

Nous sortîmes du port le 1er septembre, à midi : la brise du nord commençait à s’élever, et elle devint en peu de temps très violente. Nous essayâmes d’abord de prendre la passe de l’ouest entre Chio et les îles Spalmodores 6. , qui ferment le canal quand on fait voile pour Mételin ou pour Smyrne. Mais nous ne pûmes doubler le cap Delphino : nous portâmes à l’est, et nous allongeâmes la bordée jusque dans le port de Tchesmé. De là, revenant sur Chio, puis retournant sur le mont Mimas, nous parvînmes enfin à nous élever au cap Cara-Bouroun, à l’entrée du golfe de Smyrne. Il était dix heures du soir : le vent nous manqua et nous passâmes la nuit en calme sous la côte d’Asie.

Le 2, à la pointe du jour, nous nous éloignâmes de terre à la rame, afin de profiter de l’imbat aussitôt qu’il commencerait à souffler : il parut de meilleure heure que de coutume. Nous eûmes bientôt passé les îles de Dourlach, et nous vînmes raser le château qui commande le fond du golfe ou le port de Smyrne. J’aperçus alors la ville dans le lointain, au travers d’une forêt de mâts de vaisseaux : elle paraissait sortir de la mer, car elle est placée sur une terre basse et unie que dominent au sud-est des montagnes d’un aspect stérile. Joseph ne se possédait pas de joie : Smyrne était pour lui une seconde patrie ; le plaisir de ce pauvre garçon m’affligeait presque, en me faisant d’abord penser à mon pays ; en me montrant ensuite que l’axiome, ubi bene ibi patria, n’est que trop vrai pour la plupart des hommes.

Joseph, debout auprès de moi sur le pont, me nommait tout ce que je voyais,