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restant seuls pour vous recevoir avec des hurlements : voilà le spectacle qui vous arrache au charme des souvenirs.

Le Péloponèse est désert depuis la guerre des Russes, le joug des Turcs s’est appesanti sur les Moraïtes ; les Albanais ont massacré une partie de la population. On ne voit que des villages détruits par le fer et par le feu : dans les villes, comme à Misitra, des faubourgs entiers sont abandonnés ; j’ai fait souvent quinze lieues dans les campagnes sans rencontrer une seule habitation. De criantes avanies, des outrages de toutes les espèces, achèvent de détruire de toutes parts l’agriculture et la vie ; chasser un paysan grec de sa cabane, s’emparer de sa femme et de ses enfants, le tuer sous le plus léger prétexte, est un jeu pour le moindre aga du plus petit village. Parvenu au dernier degré du malheur, le Moraïte s’arrache de son pays et va chercher en Asie un sort moins rigoureux. Vain espoir ! il ne peut fuir sa destinée : il retrouve des cadis et des pachas jusque dans les sables du Jourdain et dans les déserts de Palmyre !

L’Attique, avec un peu moins de misère, n’offre pas moins de servitude. Athènes est sous la protection immédiate du chef des eunuques noirs du sérail. Un disdar, ou commandant, représente le monstre protecteur auprès du peuple de Solon. Ce disdar habite la citadelle remplie des chefs-d’œuvre de Phidias et d’Ictinus, sans demander quel peuple a laissé ces débris, sans daigner sortir de la masure qu’il s’est bâtie sous les ruines des monuments de Périclès : quelquefois seulement le tyran automate se traîne à la porte de sa tanière ; assis les jambes croisées sur un sale tapis, tandis que la fumée de sa pipe monte à travers les colonnes du temple de Minerve, il promène stupidement ses regards sur les rives de Salamine et sur la mer d’Epidaure.

On dirait que la Grèce elle-même a voulu annoncer par son deuil le malheur de ses enfants. En général, le pays est inculte, le sol nu, monotone, sauvage, et d’une couleur jaune et flétrie. Il n’y a point de fleuves proprement dits, mais de petites rivières, et des torrents qui sont à sec pendant l’été. On n’aperçoit point ou presque point de fermes dans les champs, on ne voit point de laboureurs, on ne rencontre point de charrettes et d’attelages de bœufs. Rien n’est triste comme de ne pouvoir jamais découvrir la marque d’une roue moderne là où vous apercevez encore, dans le rocher, la trace des roues antiques. Quelques paysans en tunique, la tête couverte d’une calotte rouge, comme les galériens de Marseille, vous donnent en passant un triste kali spera (bonsoir). Ils chassent devant eux des ânes et de petits chevaux, les crins déchevelés, qui leur suffisent pour