Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/227

Cette page n’a pas encore été corrigée

c’est une crique abritée par le rocher qui soutient les ruines du temple. Nous sautâmes à terre, et je montai sur le cap.

Les Grecs n’excellaient pas moins dans le choix des sites de leurs édifices que dans l’architecture de ces édifices mêmes. La plupart des promontoires du Péloponèse, de l’Attique, de l’Ionie et des îles de l’Archipel étaient marqués par des temples, des trophées ou des tombeaux. Ces monuments, environnés de bois et de rochers, vus dans tous les accidents de la lumière, tantôt au milieu des nuages et de la foudre, tantôt éclairés par la lune, par le soleil couchant, par l’aurore, devaient rendre les côtes de la Grèce d’une incomparable beauté : la terre ainsi décorée se présentait aux yeux du nautonier sous les traits de la vieille Cybèle, qui, couronnée de tours et assise au bord du rivage, commandait à Neptune son fils de répandre ses flots à ses pieds.

Le christianisme, à qui nous devons la seule architecture conforme à nos mœurs, nous avait aussi appris à placer nos vrais monuments : nos chapelles, nos abbayes, nos monastères étaient dispersés dans les bois et sur la cime des montagnes ; non que le choix des sites fût toujours un dessein prémédité de l’architecte, mais parce qu’un art, quand il est en rapport avec les coutumes d’un peuple, fait naturellement ce qu’il y a de mieux à faire. Remarquez au contraire combien nos édifices imités de l’antique sont pour la plupart mal placés ! Avons-nous jamais pensé, par exemple, à orner la seule hauteur dont Paris soit dominé ? La religion seule y avait songé pour nous. Les monuments grecs modernes ressemblent a la langue corrompue qu’on parle aujourd’hui à Sparte et à Athènes : on a beau soutenir que c’est la langue d’Homère et de Platon, un mélange de mots grossiers et de constructions étrangères trahit à tout moment les barbares.

Je faisais ces réflexions à la vue des débris du temple de Sunium : ce temple était d’ordre dorique et du bon temps de l’architecture. Je découvrais au loin la mer de l’Archipel avec toutes ses îles : le soleil couchant rougissait les côtes de Zéa et les quatorze belles colonnes de marbre blanc au pied desquelles je m’étais assis. Les sauges et les genévriers répandaient autour des ruines une odeur aromatique, et le bruit des vagues montait à peine jusqu’à moi.

Comme le vent était tombé, il nous fallait attendre pour partir une nouvelle brise. Nos matelots se jetèrent au fond de leur barque, et s’endormirent. Joseph et le jeune Grec demeurèrent avec moi. Après avoir mangé et parlé pendant quelque temps, ils s’étendirent à terre et s’endormirent à leur tour. Je m’enveloppai la tête dans mon manteau pour me garantir de la rosée, et, le dos appuyé contre une colonne, je restai seul éveillé à contempler le ciel et la mer.