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haillons dont on l’avait couverte. Elle dégagea son bras, avec beaucoup de répugnance et de pudeur, des lambeaux de la misère, et le laissa retomber mourant sur la couverture. Elle me parut attaquée d’une fièvre putride : je fis débarrasser sa tête des petites pièces d’argent dont les paysannes albanaises ornent leurs cheveux ; le poids des tresses et du métal concentrait la chaleur au cerveau. Je portais avec moi du camphre pour la peste ; je le partageai avec la malade : on l’avait nourrie de raisin, j’approuvai le régime. Enfin, nous priâmes Christos et la Panagia (la Vierge), et je promis prompte guérison. J’étais bien loin de l’espérer : j’ai tant vu mourir, que je n’ai là-dessus que trop d’expérience.

Je trouvai en sortant tout le village assemblé à la porte ; les femmes fondirent sur moi en criant : crasi ! crasi ! " du vin ! du vin ! " Elles voulaient me témoigner leur reconnaissance en me forçant à boire : ceci rendait mon rôle de médecin assez ridicule. Mais qu’importe, si j’ai ajouté à Mégare une personne de plus à celles qui peuvent me souhaiter un peu de bien dans les différentes parties du monde où j’ai erré ? C’est un privilège du voyageur de laisser après lui beaucoup de souvenirs et de vivre dans le cœur des étrangers quelquefois plus longtemps que dans la mémoire de ses amis.

Je regagnai le kan avec peine. J’eus toute la nuit sous les yeux l’image de l’Albanaise expirante : cela me fit souvenir que Virgile, visitant comme moi la Grèce, fut arrêté à Mégare par la maladie dont il mourut ; moi-même j’étais tourmenté de la fièvre. Mégare avait encore vu passer, il y a quelques années, d’autres Français bien plus malheureux que moi 33. Il me tardait de sortir d’un lieu qui me semblait avoir quelque chose de fatal.

Nous ne quittâmes pourtant notre gîte que le lendemain, 22 août, à onze heures du matin. L’Albanais qui nous avait reçus voulut me régaler avant mon départ d’une de ces poules sans croupion et sans queue que Chandler croyait particulières à Mégare, et qui ont été apportées de la Virginie ou peut-être d’un petit canton de l’Allemagne. Mon hôte attachait un grand prix à ces poules, sur lesquelles il savait mille contes. Je lui fis dire que j’avais voyagé dans la patrie de ces oiseaux, pays bien éloigné, situé au delà de la mer, et qu’il y avait dans ce pays des Grecs établis au milieu des bois parmi les sauvages. En effet, quelques Grecs fatigués du joug ont passé dans la Floride, où les fruits de la liberté leur ont fait perdre le souvenir de la terre natale. " Ceux qui avaient goûté de ce doux fruit n’y pouvaient plus