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pour couper l’isthme : le canal que l’on avait commencé à creuser du côté du port Schoenus est, selon M. Foucherot, profond de trente à quarante pieds, et large de soixante. On viendrait aujourd’hui facilement à bout de ce travail par le moyen de la poudre à canon : il n’y a guère que cinq milles d’une mer à l’autre, à mesurer la partie la plus étroite de la langue de terre qui sépare les deux mers.

Un mur de six milles de longueur, souvent relevé et abattu, fermait l’isthme dans un endroit qui prit le nom d’ Hexamillia : c’est là que nous commençâmes à gravir le mont Oneïus. J’arrêtais souvent mon cheval au milieu des pins, des lauriers et des myrtes, pour regarder en arrière. Je contemplais tristement les deux mers, surtout celle qui s’étendait au couchant, et qui semblait me tenter par les souvenirs de la France. Cette mer était si tranquille ! Le chemin était si court ! Dans quelques jours j’aurais pu revoir mes amis ! Je ramenais mes regards sur le Péloponèse, sur Corinthe, sur l’isthme, sur l’endroit où se célébraient les jeux : quel désert ! quel silence ! Infortuné pays ! Malheureux Grecs ! La France perdra-t-elle ainsi sa gloire ? Sera-t-elle ainsi dévastée, foulée aux pieds dans la suite des siècles ?

Cette image de ma patrie, qui vint tout à coup se mêler aux tableaux que j’avais sous les yeux, m’attendrit : je ne pensais plus qu’avec peine à l’espace qu’il fallait encore parcourir avant de revoir mes Pénates. J’étais comme l’ami de la fable, alarmé d’un songe ; et je serais volontiers retourné vers mon pays, pour lui dire :

Vous m’êtes, en dormant, un peu triste apparu,
J’ai craint qu’il ne fût vrai : je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.

Nous nous enfonçâmes dans les défilés du mont Oneïus, perdant de vue et retrouvant tour à tour la mer Saronique et Corinthe. Du plus haut de ce mont, qui prend le nom de Macriplaysi, nous descendîmes au Dervène, autrement à la grand’garde. Je ne sais si c’est là qu’il faut placer Crommyon, mais, certes, je n’y trouvai pas des hommes plus humains que Pytiocamptès 30. Je montrai mon ordre du pacha. Le commandant m’invita à fumer la pipe et à boire le café dans sa baraque. C’était un gros homme d’une figure calme et apathique, ne pouvant faire un mouvement sur sa natte sans soupirer, comme s’il éprouvait une douleur : il examina mes armes, me fit remarquer les siennes, surtout une longue carabine qui portait, disait-il, fort loin. Les gardes aperçurent un paysan qui gravissait la montagne hors du