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beauté, la jeunesse, la science, les voyages de l’orpheline, lui donnaient (à lui pacha de Morée) de justes droits à une indemnité : en conséquence Sa Seigneurie avait envoyé le jour même deux janissaires pour demander une nouvelle contribution.

Le village de Saint-Paul est agréable ; il est arrosé de fontaines ombragées de pins de l’espèce sauvage, pinus sylvestris. Nous y trouvâmes un de ces médecins italiens qui courent toute la Morée : je me fis tirer du sang. Je mangeai d’excellent lait dans une maison fort propre, ressemblant assez à une cabane suisse. Un jeune Moraïte vint s’asseoir devant moi : il avait l’air de Méléagre par la taille et le vêtement. Les paysans grecs ne sont point habillés comme les Grecs levantins que nous voyons en France : il portent une tunique qui leur descend jusqu’aux genoux et qu’ils rattachent avec une ceinture ; leurs larges culottes sont cachées par le bas de cette tunique ; ils croisent sur leurs jambes nues les bandes qui retiennent leurs sandales : à la coiffure près, ce sont absolument d’anciens Grecs sans manteau.

Mon nouveau compagnon, assis, comme je l’ai dit, devant moi, surveillait mes mouvements avec une extrême ingénuité. Il ne disait pas un mot et me dévorait des yeux : il avançait la tête pour regarder jusque dans le vase de terre où je mangeais mon lait. Je me levai, il se leva ; je me rassis, il s’assit de nouveau. Je lui présentai un cigare ; il fut ravi, et me fit signe de fumer avec lui. Quand je partis, il courut après moi pendant une demi-heure, toujours sans parler et sans qu’ou pût savoir ce qu’il voulait. Je lui donnai de l’argent, il le jeta : le janissaire voulut le chasser ; il voulut battre le janissaire. J’étais touché, je ne sais pourquoi, peut-être en me voyant, moi barbare civilisé, l’objet de la curiosité d’un Grec devenu barbare 27.

Nous étions partis de Saint-Paul à deux heures de l’après-midi, après avoir changé de chevaux, et nous suivions le chemin de l’ancienne Cynurie. Vers les quatre heures le guide nous cria que nous allions être attaqués : en effet, nous aperçûmes quelques hommes armés dans la montagne ; ils nous regardèrent longtemps, et nous laissèrent tranquillement passer. Nous entrâmes dans les monts Parthénius, et nous descendîmes au bord d’une rivière dont le cours nous conduisit jusqu’à la mer. On découvrait la citadelle d’Argos, Nauplie en face de nous, et les montagnes de la Corinthie vers Mycènes. Du point où nous étions parvenus, il y avait encore trois heures de marche jusqu’à Argos ; il fallait tourner le fond du golfe en traversant le