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Tout étant réglé de la sorte, le 18, une demi-heure avant le jour, je montai à cheval avec le janissaire ; je récompensai les esclaves du bon Ibraïm, et je partis au galop pour Lacédémone.

Il y avait déjà une heure que nous courions par un chemin uni qui se dirigeait droit au sud-est, lorsqu’au lever de l’aurore j’aperçus quelques débris et un long mur de construction antique : le cœur commence à me battre. Le janissaire se tourne vers moi et, me montrant sur la droite, avec son fouet, une cabane blanchâtre, il me crie d’un air de satisfaction : " Palaeochôri ! " Je me dirigeai vers la principale ruine que je découvrais sur une hauteur. En tournant cette hauteur par le nord-ouest afin d’y monter, je m’arrêtai tout à coup à la vue d’une vaste enceinte, ouverte en demi-cercle, et que je reconnus à l’instant pour un théâtre. Je ne puis peindre les sentiments confus qui vinrent m’assiéger. La colline au pied de laquelle je me trouvais était donc la colline de la citadelle de Sparte, puisque le théâtre était adossé à la citadelle ; la ruine que je voyais sur cette colline était donc le temple de Minerve-Chalcioecos, puisque celui-ci était dans la citadelle ; les débris et le long mur que j’avais passés plus bas faisaient donc partie de la tribu des Cynosures, puisque cette tribu était au nord de la ville ; Sparte était donc sous mes yeux ; et son théâtre, que j’avais eu le bonheur de découvrir en arrivant, me donnait sur-le-champ les positions des quartiers et des monuments. Je mis pied à terre, et je montai en courant sur la colline de la citadelle.

Comme j’arrivais à son sommet, le soleil se levait derrière les monts Ménélaïons. Quel beau spectacle ! mais qu’il était triste ! L’Eurotas coulant solitaire sous les débris du pont Babyx ; des ruines de toutes parts, et pas un homme parmi ces ruines ! Je restai immobile, dans une espèce de stupeur, à contempler cette scène. Un mélange d’admiration et de douleur arrêtait mes pas et ma pensée ; le silence était profond autour de moi : je voulus du moins faire parler l’écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre, et je criai de toute ma force : Léonidas ! Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte même sembla l’avoir oublié.

Si des ruines où s’attachent des souvenirs illustres font bien voir la vanité de tout ici-bas, il faut pourtant convenir que les noms qui survivent à des empires et qui immortalisent des temps et des lieux sont quelque chose. Après tout, ne dédaignons pas trop la gloire : rien n’est plus beau qu’elle, si ce n’est la vertu. Le comble du bonheur serait de réunir l’une à l’autre dans cette vie ; et c’était l’objet de l’unique prière que les Spartiates adressaient aux dieux : " Ut pulchra bonis adderent ! "