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rafraîchi par une petite fontaine. Nous laissâmes reposer nos montures : il y avait dix heures que nous étions à cheval. Nous ne trouvâmes pour toute nourriture que du lait de chèvre et quelques amandes. Nous repartîmes avant le coucher du soleil, et nous nous arrêtâmes à onze heures du soir dans une gorge de vallée, au bord d’un autre torrent qui conservait un peu d’eau.

Le chemin que nous suivions ne traversait aucun lieu célèbre : il avait servi tout au plus à la marche des troupes de Sparte, lorsqu’elles allaient combattre celles de Tégée dans les premières guerres de Lacédémone. On ne trouvait sur cette route qu’un temple de Jupiter Scotitas vers le passage des Hermès : toutes ces montagnes ensemble devaient former différentes branches du Parnon, du Cronius et de l’Olympe.

Le 16, à la pointe du jour, nous bridâmes nos chevaux : le janissaire fit sa prière, se lava les coudes, la barbe et les mains, se tourna vers l’orient comme pour appeler la lumière, et nous partîmes. En avançant vers la Laconie, les montagnes commençaient à s’élever et à se couvrir de quelques bouquets de bois ; les vallées étaient étroites et brisées ; quelques-unes me rappelèrent, mais sur une moindre échelle, le site de la grande Chartreuse et son magnifique revêtement de forêts. A midi nous découvrîmes un kan aussi pauvre que celui de la veille, quoiqu’il fût décoré du pavillon ottoman. Dans un espace de vingt-deux lieues c’étaient les deux seules habitations que nous eussions rencontrées : la fatigue et la faim nous obligèrent à rester dans ce sale gîte plus longtemps que je ne l’aurais voulu. Le maître du lieu, vieux Turc à la mine rébarbative, était assis dans un grenier qui régnait au-dessus des étables du kan ; les chèvres montaient jusqu’à lui et l’environnaient de leurs ordures. Il nous reçut dans ce lieu de plaisance, et ne daigna pas se lever de son fumier pour faire donner quelque chose à des chiens de chrétiens ; il cria d’une voix terrible, et un pauvre enfant grec tout nu, le corps enflé par la fièvre et par les coups de fouet, nous vint apporter du lait de brebis dans un vase dégoûtant par sa malpropreté ; encore fus-je obligé de sortir pour le boire à mon aise, car les chèvres et leurs chevreaux m’assiégeaient pour m’arracher un morceau de biscuit que je tenais à la main. J’avais mangé l’ours et le chien sacré avec les sauvages ; je partageai depuis le repas des Bedouins ; mais je n’ai jamais rien rencontré de comparable à ce premier kan de la Laconie. C’était pourtant à peu près dans les mêmes lieux que paissaient les troupeaux de Ménélas et qu’il offrit un festin à Télémaque : " On s’empressait dans le palais du roi, les serviteurs amenaient les victimes ; ils apportaient aussi un vin