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au délis qui avait arrêté Joseph. Je refusai ce dédommagement, et je me contentai de la bonne volonté du pacha. Je sortis de mon audience fort satisfait : il est vrai qu’il me fallut payer largement à la porte des distinctions aussi flatteuses. Heureux si les Turcs en place employaient au bien des peuples qu’ils gouvernent cette simplicité de mœurs et de justice ! Mais ce sont des tyrans que la soif de l’or dévore, et qui versent sans remords le sang innocent pour la satisfaire.

Je retournai à la maison de mon hôte, précédé de mon janissaire et suivi de Joseph, qui avait oublié sa disgrâce. Je passai auprès de quelques ruines dont la construction me parut antique : je me réveillai alors de l’espèce de distraction où m’avaient jeté les dernières scènes avec les deux officiers turcs, le drogman et le pacha ; je me retrouvai tout à coup dans les campagnes des Tégéates : et j’étais un Franc en habit court et en grand chapeau ; et je venais de recevoir l’audience d’un Tartare en robe longue et en turban au milieu de la Grèce !

Eheu ! fugaces labuntur anni !

M. Barbié du Bocage se récrie avec raison contre l’inexactitude de nos cartes de Morée, où la capitale de cette province n’est souvent pas même indiquée. La cause de cette négligence vient de ce que le gouvernement turc a changé dans cette partie de la Grèce. Il y avait autrefois un sangiac qui résidait à Coron. La Morée étant devenue un pachalic, le pacha a fixé sa résidence à Tripolizza, comme dans un point plus central. Quant à l’agrément de la position, j’ai remarqué que les Turcs étaient assez indifférents sur la beauté des lieux. Ils n’ont point à cet égard la délicatesse des Arabes, que le charme du ciel et de la terre séduit toujours, et qui pleurent encore aujourd’hui Grenade perdue.

Cependant, quoique très obscure, Tripolizza n’a pas été tout à fait inconnue jusqu’à M. Pouqueville, qui écrit Tripolitza : Pellegrin en parle, et la nomme Trepolezza ; d’Anville, Trapolizza ; M. de Choiseul, Tripolizza, et les autres voyageurs ont suivi cette orthographe. D’Anville observe que Tripolizza n’est point Mantinée : c’est une ville moderne, qui paraît s’être élevée entre Mantinée, Tégée et Orchomène.

Un Tartare m’apporta le soir mon firman de poste et l’ordre pour passer l’isthme. En s’établissant sur les débris de Constantinople, les Turcs ont manifestement retenu plusieurs usages des peuples conquis. L’établissement des postes en Turquie est, à peu de chose près, celui