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à traverser les terrains bas et marécageux ; comme il n’y a pas une seule voiture à roues dans cette partie du Péloponèse, ces chaussées suffisent aux ânes des paysans et aux chevaux des soldats. Cependant Pausanias et la carte de Peutinger marquent plusieurs routes dans les lieux où j’ai passé, surtout aux environs de Mantinée. Bergier les a très bien suivies dans ses Chemins de l’Empire 9.

Nous nous trouvions dans le voisinage d’une des sources de l’Alphée ; je mesurais avidement des yeux les ravines que je rencontrais : tout était muet et desséché. Le chemin qui conduit de Borée à Tripolizza traverse d’abord des plaines désertes et se plonge ensuite dans une longue vallée de pierres. Le soleil nous dévorait ; à quelques buissons rares et brûlés étaient suspendues des cigales qui se taisaient à notre approche ; elles recommençaient leurs cris dès que nous étions passés : on n’entendait que ce bruit monotone, les pas de nos chevaux et la complainte de notre guide. Lorsqu’un postillon grec monte à cheval, il commence une chanson qu’il continue pendant toute la route. C’est presque toujours une longue histoire rimée qui charme les ennuis des descendants de Linus : les couplets en sont nombreux, l’air triste et assez ressemblant aux airs de nos vieilles romances françaises. Une, entre autres, qui doit être fort connue, car je l’ai entendue depuis Coron jusqu’à Athènes, rappelle d’une manière frappante l’air :

Mon cœur charmé de sa chaîne, etc.
Il faut seulement s’arrêter aux quatre premiers vers sans passer au refrain :
Toujours ! toujours !

Ces airs auraient-ils été apportés en Morée par les Vénitiens ? Serait-ce que les Français, excellant dans la romance, se sont rencontrés avec le génie des Grecs ? Ces airs sont-ils antiques ? Et s’ils sont antiques, appartiennent-ils à la seconde école de la musique chez les Grecs, ou remontent-ils jusqu’au temps d’Olympe ? Je laisse ces questions à décider aux habiles. Mais il me semble encore ouïr le chant de mes malheureux guides, la nuit, le jour, au lever, au coucher du soleil, dans les solitudes de l’Acadie, sur les bords de l’Eurotas, dans