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rocher. Ils parlaient tous à la fois et faisaient mille questions au capitaine en grec et en italien. Nous entrâmes par la porte à demi ruinée de la ville. Nous pénétrâmes dans une rue, ou plutôt dans un véritable camp, qui me rappela sur-le-champ la belle expression de M. de Bonald : " Les Turcs sont campés en Europe. " Il est incroyable à quel point cette expression est juste dans toute son étendue et sous tous ses rapports Ces Tartares de Modon étaient assis devant leurs portes, les jambes croisées, sur des espèces d’échoppes ou de tables de bois, à l’ombre de méchantes toiles tendues d’une maison à l’autre. Ils fumaient leurs pipes, buvaient le café, et, contre l’idée que je m’étais formée de la taciturnité des Turcs, ils riaient, causaient ensemble et faisaient grand bruit.

Nous nous rendîmes chez l’aga, pauvre hère, juché sur une sorte de lit de camp, dans un hangar ; il me reçut avec assez de cordialité. On lui expliqua l’objet de mon voyage. Il répondit qu’il me ferait donner des chevaux et un janissaire pour me rendre à Coron auprès du consul français, M. Vial ; que je pourrais aisément traverser la Morée, parce que les chemins étaient libres, vu qu’on avait coupé la tête à trois ou quatre cents brigands, et que rien n’empêchait plus de voyager.

Voici l’histoire de ces trois ou quatre cents brigands. Il y avait vers le mont Ithome une troupe d’une cinquantaine de voleurs qui infestaient les chemins. Le pacha de la Morée, Osman-Pacha, se transporta sur les lieux ; il fit cerner les villages où les voleurs avaient coutume de se cantonner. Il eût été trop long et trop ennuyeux pour un Turc de distinguer l’innocent du coupable : on assomma comme des bêtes fauves tout ce qui se trouva dans la battue du pacha. Les brigands périrent, il est vrai, mais avec trois cents paysans grecs qui n’étaient pour rien dans cette affaire.

De la maison de l’aga nous allâmes à l’habitation du vice-consul d’Allemagne. La France n’avait point alors d’agent à Modon. Il demeurait dans la bourgade des Grecs, hors de la ville. Dans tous les lieux où le poste est militaire, les Grecs sont séparés des Turcs. Le vice-consul me confirma ce que m’avait dit l’aga sur l’état de la Morée ; il m’offrit l’hospitalité pour la nuit : je l’acceptai, et je retournai un moment au vaisseau, sur un caïque qui devait ensuite me ramener au rivage.

Je laissai à bord Julien, mon domestique français, que j’envoyai m’attendre avec le vaisseau à la pointe de l’Attique, ou à Smyrne, si je manquais le passage du vaisseau. J’attachai autour de moi une ceinture qui renfermait ce que je possédais en or ; je m’armai de pied en