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ce voyageur armé qui devait visiter tous les peuples de la terre. Plusieurs citoyens de Corcyre remportèrent des couronnes aux jeux Olympiques : leurs noms furent immortalisés par les vers de Simonide et par les statues de Polyclète. Fidèle à sa double destinée, l’île des Phéaciens continua d’être sous les Romains le théâtre de la gloire et du malheur : Caton, après la bataille de Pharsale, rencontra Cicéron à Corcyre : ce serait un bien beau tableau à faire que celui de l’entrevue de ces deux Romains ! Quels hommes ! quelle douleur ! quels coups de fortune ! On verrait Caton voulant céder à Cicéron le commandement des dernières légions républicaines, parce que Cicéron avait été consul ; ils se séparent ensuite : l’un va se déchirer les entrailles à Utique et l’autre porter sa tête aux triumvirs. Peu de temps après, Antoine et Octavie célébrèrent à Corcyre ces noces fatales qui coûtèrent tant de larmes au monde ; et à peine un demi-siècle s’était écoulé, qu’Agrippine vint étaler au même lieu les funérailles de Germanicus : comme si cette île devait fournir à deux historiens rivaux de génie, dans deux langues rivales 3, le sujet du plus admirable de leurs tableaux.

Un autre ordre de choses et d’événements, d’hommes et de mœurs, ramène souvent le nom de Corcyre (alors Corfou) dans la Byzantine, dans les histoires de Naples et de Venise et dans la collection Gesta Dei per Francos. Ce fut de Corfou que partit cette armée de Croisés qui mit un gentilhomme français sur le trône de Constantinople. Mais si je parlais d’Apollidore, évêque de Corfou, qui se distingua par sa doctrine au concile de Nicée, de Georges et de saint Arsène, autres évêques de cette île devenue chrétienne ; si je disais que l’Église de Corfou fut la seule qui échappa à la persécution de Dioclétien ; qu’Hélène, mère de Constantin, commença à Corfou son pèlerinage en Orient, j’aurais bien peur de faire sourire de pitié les esprits forts. Quel moyen de nommer saint Jason et saint Sosistrate, apôtres des Corcyréens sous le règne de Claude, après avoir parlé d’Homère, d’Aristote, d’Alexandre, de Cicéron, de Caton, de Germanicus ! Et pourtant un martyr de l’indépendance est-il plus grand qu’un martyr de la vérité ? Caton se dévouant à la liberté de Rome est-il plus héroïque que Sosistrate se laissant brûler dans un taureau d’airain, pour annoncer aux hommes qu’ils sont frères, qu’ils doivent s’aimer, se secourir et s’élever jusqu’à Dieu par la pratique des vertus ?

J’avais le temps de repasser dans mon esprit tous ces souvenirs à la vue des rivages de Corfou, devant lesquels nous étions arrêtés par un