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moissons sont déposées dans des greniers communs, pour maintenir la charité fraternelle. Quatre vieillards distribuent avec égalité le produit du labeur. Ajoutez à cela des cérémonies religieuses, beaucoup de cantiques, la croix où j’ai célébré les mystères, l’ormeau sous lequel je prêche dans les bons jours, nos tombeaux tout près de nos champs de blé, nos fleuves, où je plonge les petits enfants et les saint Jean de cette nouvelle Béthanie, vous aurez une idée complète de ce royaume de Jésus-Christ. »

« Les paroles du Solitaire me ravirent, et je sentis la supériorité de cette vie stable et occupée sur la vie errante et oisive du sauvage.

« Ah, René ! je ne murmure point contre la Providence, mais j’avoue que je ne me rappelle jamais cette société évangélique sans éprouver l’amertume des regrets. Qu’une hutte avec Atala sur ces bords eût rendu ma vie heureuse ! Là finissaient toutes mes courses ; là, avec une épouse, inconnu des hommes, cachant mon bonheur au fond des forêts, j’aurais passé comme ces fleuves qui n’ont pas même un nom dans le désert. Au lieu de cette paix que j’osais alors me promettre, dans quel trouble n’ai-je point coulé mes jours ! Jouet continuel de la fortune, brisé sur tous les rivages, longtemps exilé de mon pays, et n’y trouvant à mon retour qu’une cabane en ruine et des amis dans la tombe, telle devait être la destinée de Chactas.

le drame.

« Si mon songe de bonheur fut vif, il fut aussi d’une courte durée, et le réveil m’attendait à la grotte du solitaire. Je fus surpris, en y arrivant au milieu du jour, de ne pas voir Atala accourir au-devant de nos pas. Je ne sais quelle soudaine horreur me saisit. En approchant de la grotte, je n’osais appeler la fille de Lopez : mon imagination était également épouvantée, ou du bruit, ou du silence qui succéderait à mes cris. Encore plus effrayé de la nuit qui régnait à l’entrée du rocher, je dis au missionnaire : « Ô vous que le ciel accompagne et fortifie, pénétrez dans ces ombres. »

« Qu’il est faible celui que les passions dominent ! qu’il est fort celui qui se repose en Dieu ! Il y avait plus de courage dans ce cœur religieux, flétri par soixante-seize années, que dans toute l’ardeur de ma jeunesse. L’homme de paix entra dans la grotte, et je restai au dehors, plein de terreur. Bientôt un faible murmure semblable à des plaintes sortit du fond du rocher et vint frapper mon oreille. Poussant un cri