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« Provoqué par ma chanson, un guerrier me perça le bras d’une flèche ; je dis : « Frère, je te remercie. »

« Malgré l’activité des bourreaux, les préparatifs du supplice ne purent être achevés avant le coucher du soleil. On consulta le Jongleur, qui défendit de troubler les Génies des ombres, et ma mort fut encore suspendue jusqu’au lendemain. Mais, dans l’impatience de jouir du spectacle et pour être plus tôt prêts au lever de l’aurore, les Indiens ne quittèrent point le Bois du sang ; ils allumèrent de grands feux et commencèrent des festins et des danses.

« Cependant on m’avait étendu sur le dos. Des cordes partant de mon cou, de mes pieds, de mes bras, allaient s’attacher à des piquets enfoncés en terre. Des guerriers étaient couchés sur ces cordes, et je ne pouvais faire un mouvement sans qu’ils n’en fussent avertis. La nuit s’avance : les chants et les danses cessent par degré ; les feux ne jettent plus que des lueurs rougeâtres, devant lesquelles on voit encore passer les ombres de quelques sauvages ; tout s’endort : à mesure que le bruit des hommes s’affaiblit, celui du désert augmente, et au tumulte des voix succèdent les plaintes du vent dans la forêt.

« C’était l’heure où une jeune Indienne qui vient d’être mère se réveille en sursaut au milieu de la nuit, car elle a cru entendre les cris de son premier-né, qui lui demande la douce nourriture. Les yeux attachés au ciel, où le croissant de la lune errait dans les nuages, je réfléchissais sur ma destinée. Atala me semblait un monstre d’ingratitude : m’abandonner au moment du supplice, moi qui m’étais dévoué aux flammes plutôt que de la quitter ! Et pourtant je sentais que je l’aimais toujours et que je mourrais avec joie pour elle.

« Il est dans les extrêmes plaisirs un aiguillon qui nous éveille, comme pour nous avertir de profiter de ce moment rapide ; dans les grandes douleurs, au contraire, je ne sais quoi de pesant nous endort : des yeux fatigués par les larmes cherchent naturellement à se fermer, et la bonté de la Providence se fait ainsi remarquer jusque dans nos infortunes. Je cédai malgré moi à ce lourd sommeil que goûtent quelquefois les misérables. Je rêvais qu’on m’ôtait mes chaînes ; je croyais sentir ce soulagement qu’on éprouve lorsque, après avoir été fortement pressé, une main secourable relâche nos fers.

« Cette sensation devint si vive qu’elle me fit soulever les paupières. À la clarté de la lune, dont un rayon s’échappait entre deux nuages, j’entrevois une grande figure blanche penchée sur moi et occupée à dénouer silencieusement mes liens. J’allais pousser un cri, lorsqu’une main, que je reconnus à l’instant, me ferma la bouche. Une seule