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démarche est légère, son abord ouvert et serein. Il parle beaucoup et avec volubilité ; son langage est harmonieux et facile. L’âge même ne peut ravir aux Sachems cette simplicité joyeuse : comme les vieux oiseaux de nos bois, ils mêlent encore leurs vieilles chansons aux airs nouveaux de leur jeune postérité.

« Les femmes qui accompagnaient la troupe témoignaient pour ma jeunesse une pitié tendre et une curiosité aimable. Elles me questionnaient sur ma mère, sur les premiers jours de ma vie ; elles voulaient savoir si l’on suspendait mon berceau de mousse aux branches fleuries des érables, si les brises m’y balançaient auprès du nid des petits oiseaux. C’était ensuite mille autres questions sur l’état de mon cœur : elles me demandaient si j’avais vu une biche blanche dans mes songes et si les arbres de la vallée secrète m’avaient conseillé d’aimer. Je répondais avec naïveté aux mères, aux filles et aux épouses des hommes. Je leur disais : « Vous êtes les grâces du jour, et la nuit vous aime comme la rosée. L’homme sort de votre sein pour se suspendre à votre mamelle et à votre bouche ; vous savez des paroles magiques qui endorment toutes les douleurs. Voilà ce que m’a dit celle qui m’a mis au monde, et qui ne me reverra plus ! Elle m’a dit encore que les vierges étaient des fleurs mystérieuses, qu’on trouve dans les lieux solitaires. »

« Ces louanges faisaient beaucoup de plaisir aux femmes : elles me comblaient de toutes sortes de dons ; elles m’apportaient de la crème de noix, du sucre d’érable, de la sagamité[1], des jambons d’ours, des peaux de castors, des coquillages pour me parer et des mousses pour ma couche. Elles chantaient, elles riaient avec moi, et puis elles se prenaient à verser des larmes, en songeant que je serais brûlé.

« Une nuit que les Muscogulges avaient placé leur camp sur le bord d’une forêt, j’étais assis auprès du feu de la guerre, avec le chasseur commis à ma garde. Tout à coup j’entendis le murmure d’un vêtement sur l’herbe, et une femme à demi voilée vint s’asseoir à mes côtés. Des pleurs roulaient sous sa paupière ; à la lueur du feu un petit crucifix d’or brillait sur son sein. Elle était régulièrement belle ; l’on remarquait sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné, dont l’attrait était irrésistible. Elle joignait à cela des grâces plus tendres : une extrême sensibilité unie à une mélancolie profonde respirait dans ses regards ; son sourire était céleste.

« Je crus que c’était la Vierge des dernières amours, cette vierge qu’on envoie au prisonnier de guerre pour enchanter sa tombe. Dans

  1. Sorte de pâte de maïs.