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« Chevalier, dit Blanca, vous demeurerez auprès de mon frère, vous me regarderez comme votre sœur. Tous les cœurs qui sont ici éprouvent des chagrins : vous apprendrez de nous à supporter les maux de la vie. »

Blanca voulut contraindre les trois chevaliers à se donner la main : tous les trois s’y refusèrent : « Je hais Aben-Hamet ! » s’écria don Carlos. — « Je l’envie, » dit Lautrec. — « Et moi, dit l’Abencerage, j’estime don Carlos et je plains Lautrec, mais je ne saurais les aimer. »

« Voyons-nous toujours, dit Blanca, et tôt ou tard l’amitié suivra l’estime. Que l’événement fatal qui nous rassemble ici soit à jamais ignoré de Grenade. »

Aben-Hamet devint dès ce moment plus cher à la fille du duc de Santa-Fé : l’amour aime la vaillance ; il ne manquait plus rien à l’Abencerage, puisqu’il était brave et que don Carlos lui devait la vie. Aben-Hamet, par le conseil de Blanca, s’abstint pendant quelques jours de se présenter au palais, afin de laisser se calmer la colère de don Carlos. Un mélange de sentiments doux et amers remplissait l’âme de l’Abencerage : si d’un côté l’assurance d’être aimé avec tant de fidélité et d’ardeur était pour lui une source inépuisable de délices, d’un autre côté la certitude de n’être jamais heureux sans renoncer à la religion de ses pères accablait le courage d’Aben-Hamet. Déjà plusieurs années s’étaient écoulées sans apporter de remède à ses maux : verrait-il ainsi s’écouler le reste de sa vie ?

Il était plongé dans un abîme de réflexions les plus sérieuses et les plus tendres, lorsqu’un soir il entendit sonner cette prière chrétienne qui annonce la fin du jour. Il lui vint en pensée d’entrer dans le temple du Dieu de Blanca et de demander des conseils au Maître de la nature.

Il sort, il arrive à la porte d’une ancienne mosquée convertie en église par les fidèles. Le cœur saisi de tristesse et de religion, il pénètre dans le temple qui fut autrefois celui de son Dieu et de sa patrie. La prière venait de finir : il n’y avait plus personne dans l’église. Une sainte obscurité régnait à travers une multitude de colonnes qui ressemblaient au tronc des arbres d’une forêt régulièrement plantée. L’architecture légère des Arabes s’était mariée à l’architecture gothique, et, sans rien perdre de son élégance, elle avait pis une gravité plus convenable aux méditations. Quelques lampes éclairaient à peine les enfoncements des voûtes ; mais à la clarté de plusieurs cierges allumés on voyait encore briller l’autel du sanctuaire : il étincelait d’or et de pierreries. Les Espagnols mettent toute leur gloire à se dépouiller de leurs richesses pour en parer les objets du culte, et l’image du Dieu vivant placée au milieu des voiles de