Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/136

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dité de sa course. Un Maure couvert de superbes habits se tenait debout sur la proue. Derrière lui deux esclaves noirs arrêtaient par le frein un cheval arabe dont les naseaux fumants et les crins épars annonçaient à la fois son naturel ardent et la frayeur que lui inspirait le bruit des vagues. La barque arrive, abaisse ses voiles, touche au mole, présente le flanc : le Maure s’élance sur la rive, qui retentit du son de ses armes. Les esclaves font sortir le coursier tigré comme un léopard, qui hennit et bondit de joie en retrouvant la terre. D’autres esclaves descendent doucement une corbeille où reposait une gazelle couchée parmi des feuilles de palmier. Ses jambes fines étaient attachées et ployées sous elle, de peur qu’elles ne se fussent brisées dans les mouvements du vaisseau ; elle portait un collier de grains d’aloès, et sur une plaque d’or qui servaient à rejoindre les deux bouts du collier étaient gravés en arabe un nom et un talisman.

Blanca reconnaît Aben-Hamet : elle n’ose se trahir aux yeux de la foule, elle se retire et envoie Dorothée, une de ses femmes, avertir l’Abencerage qu’elle l’attend au palais des Maures. Aben-Hamet présentait en ce moment au gouverneur son firman, écrit en lettres d’azur sur un vélin précieux et renfermé dans un fourreau de soie. Dorothée s’approche, et conduit l’heureux Abencerage aux pieds de Blanca. Quels transports en se retrouvant tous deux fidèles ! quel bonheur de se revoir après avoir été si longtemps séparés ! Quels nouveaux serments de s’aimer toujours !

Les deux esclaves noirs amènent le cheval numide, qui, au lieu de selle, n’avait sur le dos qu’une peau de lion rattachée par une zone de pourpre. On apporte ensuite la gazelle. « Sultane, dit Aben-Hamet, c’est un chevreuil de mon pays, presque aussi léger que toi. » Blanca détache elle-même l’animal charmant, qui semblait la remercier en jetant sur elle les regards les plus doux. Pendant l’absence de l’Abencerage, la fille du duc de Santa-Fé avait étudié l’arabe : elle lut avec des yeux attendris son propre nom sur le collier de la gazelle. Celle-ci, rendue à la liberté, se soutenait à peine sur ses pieds si longtemps enchaînés ; elle se couchait à terre et appuyait sa tête sur les genoux de sa maîtresse. Blanca lui présentait des dattes nouvelles et caressait cette chevrette du désert, dont la peau fine avait retenu l’odeur du bois d’aloès et de la rose de Tunis.

L’Abencerage, le duc de Santa-Fé et sa fille partirent ensemble pour Grenade. Les jours du couple heureux s’écoulèrent comme ceux de l’année précédente : mêmes promenades, même regret à la vue de la patrie, même amour ou plutôt amour toujours croissant, toujours partagé, mais aussi même attachement dans les deux amants à la