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NOTICE.

mental de M. de Constant et cette Femme sentimentale de madame de Charrière, l’idéal du mariage est très compromis ; ce double aspect des deux romans en vis-à-vis conduit à un résultat assez triste, mais curieux pour les observateurs de la nature humaine. Dans ces lettres de mistriss Henley, il y a plus que des pensées aimables et fines ; la mélancolie y prend parfois de la hauteur, et je n’en veux pour preuve que cette page profonde :


« Ce séjour (la terre d’Hollowpark) est comme son maître, tout y est trop bien ; il n’y a rien à changer, rien qui demande mon activité ni mes soins. Un vieux tilleul ôte à mes fenêtres une assez belle vue : j’ai souhaité qu’on le coupât ; mais, quand je l’ai vu de près, j’ai trouvé moi-même que ce serait grand dommage. Ce dont je me trouve le mieux, c’est de regarder, dans cette saison brillante, les feuilles paraître et se déployer, les fleurs s’épanouir, une foule d’insectes voler, marcher, courir en tous sens. Je ne me connais à rien, je n’approfondis rien ; mais je contemple et j’admire cet univers si rempli, si animé. Je me perds dans ce vaste Tout si étonnant, je ne dirai pas si sage, je suis trop ignorante. J’ignore les fins, je ne connais ni les moyens, ni le but, je ne sais pas pourquoi tant de moucherons sont donnés à manger à cette vorace araignée ; mais je regarde, et des heures se passent sans que j’aie pensé à moi, ni à mes puérils chagrins. »


Depuis que le panthéisme est devenu chez nous un lieu commun, une thèse romanesque et littéraire, je doute qu’il ait produit quelque chose de plus senti que ces simples mots d’aperçu comme échappés à la rêverie d’une jeune femme[1].

  1. Dans tout ce qui précède, je n’ai pas parlé du style chez madame de Charrière ; les citations en ont pu faire juger. C’est du meil-