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benjamin constant

vent séparés avec humeur, mais nous nous serions toujours réunis. C’est bien dommage que vous soyez malheureuse à Colombier, moi ici ; vous malade, moi ruiné ; vous mécontente de l’indifférence, moi indigné contre la faiblesse, et si éloignés l’un de l’autre que nous ne pouvons mettre ni nos plaintes, ni nos mécontentements, ni nos dédommagements ensemble. Enfin vous serez toujours le plus cher et le plus étrange de mes souvenirs. Je suis heureux par ma femme, je ne puis désirer même de me rapprocher de vous en m’éloignant d’elle, mais je ne cesserai jamais de dire : C’est bien dommage. Votre idée me rend toujours une partie de la vivacité que m’ont ôtée les malheurs, la faiblesse physique, et mon long commerce avec des gens dont je me défie. On ne peut pas me parler de vous sans que je me livre à une chaleur qui étonne ceux qui souvent ne m’en parlent que par désœuvrement ou faute de savoir que me dire. À des soupers où je ne dis pas un mot, si quelqu’un me parle de vous, je deviens tout autre. On dit que le Prétendant, abruti par le malheur et le vin, ne se réveillait de sa léthargie que pour parler des infortunes de sa famille… (11 mai 1790). »

Quoi qu’il en soit de cette reprise, qui dure sans interruption pendant les trois années suivantes, il y a eu, depuis la lettre de La Haye, un déchirement, un accroc notable dans leur liaison. Si peu idéale, si peu riche d’illusion qu’on la fasse à aucun moment, elle achève dès lors de perdre sa lueur, elle se décolore de plus en plus ; entre eux, à partir de ce jour (septembre 1789), comme entre Adolphe et Ellénore, des mots irréparables avaient été prononcés. Pour l’observateur, pour le moraliste qui étudie curieusement le fond des caractères, celui de Benjamin Constant ne se dessine sans doute que mieux ; ce mélange d’égoïsme et de sensibilité qui se combine dans la nature d’Adolphe pour son malheur et celui des autres, n’est plus désormais masqué par rien ; il se remet à écrire