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Bâle,

« Je n’ai que le temps de vous dire quelques mots, car je ne couche point ici, comme je croyais. Les chemins sont affreux, le vent froid, moi triste, plus aujourd’hui qu’hier, comme je l’étais plus hier qu’avant-hier, comme je le serai plus demain qu’aujourd’hui. Il est difficile et pénible de vous quitter pour un jour, et chaque jour est une peine ajoutée aux précédentes. Je me suis si doucement accoutumé à la société de vos feuilles, de votre piano-forte (quoiqu’il m’ennuyât quelquefois), de tout ce qui vous entoure ; j’ai si bien contracté l’habitude de passer mes soirées auprès de vous, de souper avec la bonne mademoiselle Louise, que tout cet assemblage de choses paisibles et gaies me manque, et que tous les charmes d’un mauvais temps, d’une mauvaise chaise de poste et d’exécrables chemins ne peuvent me consoler de vous avoir quittée. Je vous dois beaucoup physiquement et moralement. J’ai un rhume affreux seulement d’avoir été bien enfermé dans ma chaise : jugez de ce que j’aurais souffert si, comme le voulaient mes parents alarmés sur ma chasteté[1], j’étais parti coûte que coûte. Je vous dois donc sûrement la santé et probablement la vie. Je vous dois bien plus, puisque cette vie qui est une si triste chose la plupart du temps, quoi qu’en dise M. Chaillet[2], vous l’avez rendue douce, et que vous m’avez consolé pendant deux mois du malheur d’être, d’être en société, et d’être en société avec les Marin, Guenille et compa-

  1. Il est évident que la famille de Benjamin Constant s’était fort alarmée de ce séjour à Colombier et y avait vu plus de mystère qu’il n’y en avait peut-être au fond : on le croyait dans une île de Calypso, et on en voulait tirer au plus vite ce Télémaque déjà bien endommagé d’ailleurs.
  2. Le ministre Chaillet, rédacteur du Journal littéraire de Neuchàtel, homme d’esprit, un peu trop admirateur de Rétif, ce qui ne l’a pas empêché de laisser cinq volumes d’édifiants sermons.