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être l’homme qui avait eu le plus d’esprit depuis Voltaire ; ce sont les gens qui l’ont entendu causer qui disent cela, car, si distingués que soient ses ouvrages, ils ne donnent pas l’idée de cette manière ; on peut dire que son talent s’employait d’un côté, et son esprit de l’autre. Comme tribun, comme publiciste, comme écrivain philosophique, il arborait des idées libérales, il épousait des enthousiasmes et des exaltations qui le rangeaient plutôt dans la postérité de Jean-Jacques croisée à l’allemande[1]. Mais ici, dans cette lettre qui n’est qu’une conversation, cet esprit à la Voltaire nous apparaît dans sa filiation directe et à sa source, point du tout masqué encore.

Voltaire, à son retour de Prusse et avant de s’établir à Ferney, passa trois hivers à Lausanne (1756-1758) ; il s’y plut beaucoup, en goûta les habitants, y joua la comédie, c’était dix ans avant la naissance de Benjamin Constant ; il y connut particulièrement cette famille. Sa nièce, madame de Fontaine, ayant appelé en Parisienne M. de Constant un gros Suisse, » M. de Constant, lui répondit Voltaire tout en colère, n’est ni Suisse ni gros. Nous autres Lausannais qui jouons la comédie, nous sommes du pays roman et point Suisses. Il y a Suisses et Suisses : ceux de Lausanne diffèrent plus des Petits-Cantons que Paris des Bas-Bretons[2]. » Benjamin Constant s’est chargé de justifier aux yeux de tous le propos de Voltaire, et de faire valoir ce brevet de Français délivré à son oncle ou à son père par le plus Français des hommes.

Nous revenons au séjour de Benjamin à Colombier ; il

  1. Par contraste avec cette lettre de 1790, il faut lire ce qu’écrivait en 1815 le même Benjamin Constant au sortir de ses entretiens mystiques avec madame de Krüdner ; toutes les diversités de cette nature mobile en rejailliront. (Article sur madame de Krüdner, dans la Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1837.)
  2. Voir un piquant opuscule intitulé : Voltaire à Lausanne, par M. J. Olivier (1842).