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regarder comme un bonheur de vivre, et d’avoir conservé ou recouvré la raison. Voici la réponse que je reçus de mon père.

« Vous êtes majeur, mon fils, et vous pouvez vous marier sans mon consentement : quant à mon approbation, vous ne l’aurez jamais pour le mariage dont vous me parlez, et, si vous le contractez, je ne vous reverrai jamais. Je n’ai point désiré d’illustration, et vous savez que j’ai laissé la branche cadette de notre famille solliciter et obtenir un titre, sans faire la moindre tentative pour en procurer un à la mienne ; mais l’honneur m’est plus cher qu’à personne, et jamais de mon consentement on ne portera atteinte à mon honneur ni à celui de ma famille. Je frémis à l’idée d’une belle-fille devant qui on n’oserait parler de chasteté, aux enfants de laquelle je ne pourrais recommander la chasteté sans faire rougir leur mère. Et ne rougiriez-vous pas aussi quand je les exhorterais à préférer l’honneur à leurs passions, à ne pas se laisser vaincre et subjuguer par leurs passions ? Non, mon fils, je ne donnerai pas la place d’une femme que j’adorais à cette belle-fille. Vous pourrez lui donner son nom, et peut-être me ferez-vous mourir de chagrin en le lui donnant, car mon sang frémit à la seule idée ; mais, tant que je vivrai, elle ne s’asseyera pas à la place de votre mère. Vous savez que la naissance de mes enfants m’a coûté leur mère, vous savez que l’amitié de mes fils l’un pour l’autre m’a coûté l’un des deux ; c’est à vous à voir si vous voulez que le seul qui me reste me soit ôté par une folle passion, car je n’aurai plus de fils, si ce fils peut se donner une pareille femme. »

Caliste, me voyant revenir chez elle plus tard qu’à l’ordinaire, et avec un air triste et défait, devina tout de suite la lettre ; m’ayant forcé à la lui donner, elle la lut, et je vis chaque mot entrer dans son cœur comme un poignard. — Ne désespérons pas encore tout-à-fait, me dit-