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cependant, comme si quelque chose m’avait retenu, je ne sortis de chez moi que fort tard le lendemain. Le soir fort tard je me retrouvai à la porte de Caliste sans que je puisse dire que j’eusse pris le parti d’y retourner. Ciel ! Quelle joie je vis briller dans ses yeux ! — Vous revenez, vous revenez ! S’écria-t-elle. — Qui pourrait, lui dis-je, se dérober à tant de félicité ! Après une longue nuit, l’aurore du bonheur se remontre à peine ; pourrais-je m’y dérober et me replonger dans cette nuit lugubre ? Elle me regardait, et assise vis-à-vis de moi, levant les yeux au ciel, joignant les mains, pleurant et souriant à la fois avec une expression céleste, elle répétait : Il est revenu ! Ah ! Il est revenu ! La fin, dit-elle, ne sera pas heureuse. Je n’ose au moins l’espérer, mais elle est éloignée peut-être. Peut-être mourrai-je avant de devenir misérable. Ne me promettez rien, mais recevez le serment que je fais de vous aimer toujours. Je suis sûre de vous aimer toujours ; quand même vous ne m’aimeriez plus, je ne cesserais pas de vous aimer. Que le moment où vous aurez à vous plaindre de mon cœur soit le dernier de ma vie ! Venez avec moi, venez vous asseoir sur ce même banc où je vous parlai pour la première fois. Vingt fois déjà je m’étais approchée de vous ; je n’avais osé vous parler. Ce jour-là je fus plus hardie. Béni soit ce jour ! Bénie soit ma hardiesse ! Béni soit le banc et l’endroit où il fut posé ! J’y planterai un rosier, du chèvre-feuille et du jasmin. En effet, elle les y planta. Ils croissent, ils prospèrent, c’est tout ce qui reste d’heureux de cette liaison si douce.

Que ne puis-je, madame, vous peindre toute sa douceur, et le charme inexprimable de cette aimable fille ! Que ne puis-je vous peindre avec quelle tendresse, quelle délicatesse, quelle adresse elle opposa si longtemps l’amour à l’amour ; maîtrisant les sens par le cœur, mettant des plaisirs plus doux à la place de plaisirs plus vifs, me faisant oublier sa personne à force de me faire admirer