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de quitter son bizarre projet. Il fut inébranlable, et nous partîmes. La première campagne n’eut rien que d’agréable et d’honorable pour nous. Un sous-lieutenant de la compagnie où je servais ayant été tué, mon frère demanda et obtint sa place. Habillés de même, de même taille, ayant presque les mêmes cheveux et les mêmes traits, on nous confondait sans cesse, quoiqu’on nous vît toujours à côté l’un de l’autre. Pendant l’hiver, nous trouvâmes le moyen de continuer nos études, de lever des plans, de dessiner des cartes, de jouer de la harpe, du luth et du violon, tandis que nos camarades perdaient leur temps au jeu et avec des filles. Je ne les condamne pas. Qui est-ce qui peut ne rien faire et n’être avec personne ?

Au commencement de la seconde campagne… mais à quoi bon vous détailler ce qui amena pour moi le plus affreux des malheurs ? Il fut blessé à mes côtés : pauvre William, dit-il, pendant que nous l’emportions, que deviendrez-vous ? Trois jours je vécus entre la crainte et l’espérance ; trois jours je fus témoin des douleurs les plus vives et les plus patiemment souffertes. Enfin le soir du troisième jour, voyant son état empirer de moment en moment : fais un miracle, ô Dieu, rends-le-moi ! M’écriai-je. — Daigne toi-même le consoler, dit mon frère d’une voix presque éteinte. Il me serre faiblement la main et expire.

Je ne me souviens pas distinctement de ce qui se passa dans le temps qui suivit sa mort. Je me retrouvai en Angleterre ; on me mena à Bristol et à Bath. J’étais une ombre errante, et j’attirais des regards de surprise et de compassion sur cette pauvre, inutile moitié d’existence qui me restait. Un jour, j’étais assis sur l’un des bancs de la promenade, tantôt ouvrant un livre que j’avais apporté, tantôt le reposant à côté de moi. Une femme que je me souvins d’avoir déjà vue, vint s’asseoir à l’autre extrémité du même banc ; nous restâmes longtemps sans