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time dès qu’on ne l’a plus ; qu’on blesse sans réflexion, et qu’on s’offense et s’afflige de l’effet de la blessure ; qu’on repousse ce qu’on voudrait ensuite retirer à soi ? — Quelle journée ! me dit Cécile dès que nous fûmes seules. M’est-il permis, maman, de vous demander ce qui vous en a le plus frappée ? — Ce sont ces mots : j’ai aussi de la préférence pour quelqu’un. — Je ne me suis donc pas trompée, reprit-elle en m’embrassant ; mais ne craignez rien, maman. Il me semble qu’il n’y a rien à craindre. Je me trouve, comme il dit, de la fermeté, et j’ai une envie si grande de ne pas vous donner de chagrins ! Ce matin vous savez que nous n’avons presque point parlé. Eh bien ! Je me suis occupée pendant notre silence de la manière dont il me conviendrait que vous voulussiez vivre pendant quelque temps. Cela sera un peu gênant pour vous, et bien triste pour moi ; mais je sais que vous feriez des choses beaucoup plus difficiles. — Comment faudrait-il vivre, Cécile ? — Il me semble qu’il faudrait moins rester chez nous, et que ces trois ou quatre hommes nous trouvassent moins souvent seules. La vie que nous menons est si douce pour moi et si agréable pour eux ; vous êtes si aimable, maman ; on est trop bien, rien ne gêne, on pense et on dit ce qu’on veut. Il vaudra mieux, au risque de s’ennuyer, aller chercher le monde. Vous m’ordonnerez d’apprendre à jouer, il ne sera plus question d’échecs ni de dames. On se désaccoutumera un peu les uns des autres. Si on aime, on pourra bien le montrer, et enfin le dire. Si on n’aime pas, cela se verra plus distinctement, et je ne pourrai plus m’y tromper. — Je la serrai dans mes bras : — Que vous êtes aimable ! Que vous êtes raisonnable ! m’écriai-je. Que je suis contente et glorieuse de vous ! Oui, ma fille, nous ferons tout ce que vous voudrez. Qu’on ne me reproche jamais ma faiblesse ni mon aveuglement. Seriez-vous ce que vous êtes, si j’avais voulu que ma raison fût votre raison, et qu’au lieu d’avoir une âme à