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LA CRISE

est l’ami par excellence et il s’attache à ses amis par ses facultés les plus nobles, avec un parfait désintéressement. Aux heures de détente, quand il se retire dans son oratoire et qu’il se rapproche de son Dieu, le souvenir de sa famille d’adoption ne le quitte pas : il prie pour elle comme Jésus, ici-bas, priait pour ses disciples. J’en conclus qu’il n’y a pas de cœur plus aimant que celui du véritable apôtre.

— Oui, répondit Jean, c’est là un magnifique idéal !

— Allez, cher ami ; que ce sujet vous serve de méditation demain matin. Durant votre seconde journée de retraite, vous lirez attentivement le livre que je viens de vous confier. La vie vous apparaîtra sous un aspect plus positif, et nous discuterons bientôt la question des engagements que vous me dites avoir pris là-bas, au village natal ; nous verrons si vos promesses doivent être irrévocables.


VII


Donner aux jeunes gens des notions exactes sur les phénomènes psycho-physiologiques qui se manifestent en eux dès l’apparition de l’adolescence et les tourmentent obscurément, c’est, sans contredit, un des meilleurs antidotes contre la sensiblerie vaporeuse qui les envahit durant cette période de formation. À coup sûr, cette méthode hardie, qui effarouche encore nombre d’éducateurs timorés, ne saurait couper court à tous les désordres de cet âge critique ; il serait exagéré d’y voir une panacée infaillible contre tous les malaises passionnels, puisque trop d’étudiants universitaires, parfaitement avertis, n’y trouvent pas le remède contre les entraînements des grandes villes. Mais on ne saurait nier que, venues en temps opportun et par des voies prudentes, ces leçons ne soient fécondes en heureux résultats.

Il n’avait pas tenu aux prêtres du collège que Jean Bélanger ne reçût à cet égard toute l’initiation dont l’ajournement n’était imputable qu’à lui : on a vu que son caractère trop renfermé n’avait pas permis une éducation qui est essentiellement personnelle et ne se donne pas à tout venant ; un élève qui ne pose jamais aucune question sur cette délicate matière paralyse le bon vouloir des éducateurs les plus avisés. Des renseignements donnés mal à propos à une jeune âme peuvent la scandaliser et manquer leur but. Tout cela demande un doigté peu ordinaire, et les professeurs de l’Assomption s’étaient abstenus à bon escient : le silence du pupille avait entraîné le silence de son entourage. Mais le Père Francœur n’éprouvait plus le même embarras, ayant eu la bonne fortune de pénétrer à fond dans cette conscience compliquée, enchevêtrée, tel un écheveau mal dévidé dont il faut ressaisir le bout ; le bon Père allait mettre en action sa patiente sagacité pour reconstituer complètement la trame de cette vocation embrouillée comme à plaisir ; c’était un virtuose capable de déjouer les artifices des plus malins démons acharnés sur ses chers enfants ; les pièges les mieux tendus affinaient l’acuité de son regard ; les détours les plus canteleux stimulaient sa subtile pénétration.

Dès le lendemain, dans la matinée, Jean parcourait avidement les pages du livre tout nouveau pour lui. À coup sûr, le jeune homme avait une nature trop riche pour n’avoir pas soupçonné tous ces mystères : ce n’était pas un anormal, encore moins un niais en retard sur son âge. Mais, à mesure qu’il envisageait bien en face les problèmes abordés par l’auteur avec une entière franchise, il se rappelait toutes les questions qui l’avaient embarrassé, quand il n’avait que quatorze ou quinze ans, et il se félicitait de n’être plus seul pour les résoudre. En même temps, il mesurait toute la distance qui sépare, dans l’être humain, les énergies purement morales des fonctions matérielles. Par là, il comprenait mieux pourquoi les lévites du Seigneur se libèrent de la tyrannie des sens pour faire prédominer l’esprit, dans la contemplation de l’éternelle Beauté. Lui qui n’avait su aimer, jusque-là, autrement que par le cœur, il bénissait Dieu de l’avoir préservé de toute bassesse, de toute souillure.

Ainsi, cette lecture produisait la réaction attendue. Plus cet idéaliste étudiait le domaine des sensations, plus impérieuses étaient ses aspirations vers les régions élevées où plane le sentiment. Il se reprochait déjà ses faiblesses, les vibrations trop violentes de son cœur, les tendresses trop vives qu’il avait volontairement entretenues. Sans être descendu jusqu’au dernier degré des plaisirs dégradants, il s’était tenu à mi-chemin entre la vertu et le vice : il avait entrevu le monde et lui avait fait toutes les concessions qui ne répugnaient pas aux lois sommaires de l’honnêteté ; il avait joué avec de dangereuses passions, il s’était hasardé parmi les flammes, comme le papillon de nuit qui finit toujours