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LA CRISE

la vie sentimentale et des complications qu’elle entraîne.

— Tu éprouves un secret chagrin, mon ami, dit-elle en s’inclinant, toute câline, vers le jeune homme. Exilda ne cherche que notre bonheur à tous les deux ; mais si je devais être la seule à bénéficier de sa généreuse attitude, si tu devais regretter de perdre, à cause de moi, un pareil trésor, je saurais rivaliser d’abnégation avec elle : à son école, j’ai appris à pratiquer le renoncement…

— Je ne comprends plus ce qui se passe en moi, ma petite Alice. Mon cœur serait-il différent des autres cœurs humains ? Après les épreuves de ces vacances, est-ce que je ne sais plus aimer ? L’amitié, l’amour, ces sentiments sont-ils donc inconciliables ? Quand je t’ai laissée, l’autre jour, avec cette douce compagne, mon âme débordait de joie. J’aurais voulu éterniser la vision de cette rencontre. Me sentir l’objet de cette double tendresse, voir sceller l’union de deux êtres que je chéris, cela m’enivrait d’un bonheur inconnu… Hélas ! je le vois bien, c’était un rêve… Il y a d’autres liens plus exclusifs ; ton intuition de jeune fille les pressent et m’oblige à les entrevoir.

— Je ne suis qu’une pauvre ignorante, mon Jean ; mais les affections dont tu me parles ne sont pas celles qui garantissent la solidité d’un foyer. Si un autre que toi s’exprimait ainsi, je le prendrais pour un cœur inconstant et volage. Pourrais-je penser cela de toi ?… D’ailleurs, recours à tes propres souvenirs. Lorsque tu as pu croire que tu avais un rival, quelle tempête ! Tu as passé par des heures de jalousie, et Dieu sait si nous en avons souffert !

— Oui, Alice, j’ai été horriblement jaloux… Je suis assez humilié en me remémorant cet accès d’égoïsme farouche. L’amour passionnel est une chose abominable ; j’ai lu les drames sanglants qui en sont la suite, dans mes livres de classe ; et dire que je n’ai pas su me préserver de ces bestiales fureurs ! Mais, en ce moment, je me sens à même d’imposer silence à ces mauvais instincts… Quant à toi, ma petite Alice, tu n’es pas non plus inspirée par la jalousie ; mais tu vas droit au but pratique de l’existence, à la consécration finale d’une union sans fin entre nous deux. Tandis que moi, je me prosterne devant la beauté partout où je la rencontre. N’est-ce pas pour cela que je suis si ému en te retrouvant ? Tu es belle, ma tendre amie, je te trouve plus belle que jamais…

Le collégien avait laissé tomber sa tête sur l’épaule d’Alice : il avait soif de tendresse, de doux épanchements. C’était comme un grand enfant qui cherchait un appui, et qui ne le trouvait que dans cette amitié envahie d’amour. Ce sentimentalisme vaporeux m’impliquait aucun désir coupable. Jean demeurait un idéaliste, épris de beauté humaine, sans plus. Par deux fois, il avait rencontré l’idole féminine, par deux fois il l’avait adorée. Cette double expérience, en raison de ses anomalies et des utopies qui en résultaient, était un acheminement vers l’amour autrement noble de toutes les âmes, sans distinction. Mais il était encore beaucoup trop matérialisé pour planer à de telles hauteurs.

— Au revoir, Alice, à bientôt ! Je ne suis qu’un enfant, je le vois bien. Tu es plus raisonnable que moi. Crois toujours que je t’aime, plus que ma propre vie.

— Oui, réfléchis bien, mon Jean. Je suis maintenant assez forte pour attendre ta détermination. Avant tout, sache que mon cœur t’appartient…

Revenu chez lui, le jeune homme rentra dans sa chambre et contempla longuement le portrait d’Exilda. Quelle grâce, quelle noblesse ! Devait-il donc s’en séparer pour asseoir sa vie ?…


II


On est déjà aux derniers jours de juillet : la date de la grande retraite est proche : à la Villa St-Martin, on procède aux derniers préparatifs pour recevoir les hôtes attendus.

Cependant, Jean Bélanger a reçu une seconde invitation pour se rendre à Westmount. Exilda lui a fait savoir qu’elle avait d’importants secrets à lui révéler. La famille du collégien ne formule plus aucune objection pour permettre de pareilles entrevues, soit à Repentigny, soit à Montréal. Cette jeune fille n’exerce autour d’elle qu’une salutaire influence.

Comme la première fois, Exilda et Jean se trouvent dans le boudoir éloigné des oreilles indiscrètes. Le jeune homme est tout à ses confidences sur ses ultimes dispositions. La jeune fille l’écoute avec gravité ; son air sérieux s’accentue, d’un moment à l’autre.

— Jean, dit-elle enfin, vous êtes pétri d’études profanes, beaucoup plus que de doctrine évangélique. Vous marchez sur les traces des poètes que vous avez étudiés. Je les ai lus, moi aussi, et même plus longuement que