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LA CRISE

mille Gagnon plutôt qu’aux dispositions intimes de la petite Alice ?… Ces mille retours sur les cuisantes douleurs des jours passés en atténuaient l’odieux et avivaient la curiosité de cette ardente imagination. Toutefois, Jean avait encore le cœur trop ulcéré pour se rapprocher de la demeure maudite.

La pieuse Thérèse constatait avec une peine secrète que son frère préféré n’était plus le même que jadis : quand ils allaient ensemble à la messe sur semaine, il ne lui parlait que de choses banales ; à l’église, elle ne le voyait pas prier avec la ferveur des années précédentes ; il semblait toujours distrait, ennuyé. Thérèse priait beaucoup pour la vocation de Jean ; elle aurait été si heureuse de le voir décidé à prendre la soutane ! C’étaient les vacances décisives. Mais une mystérieuse appréhension empêchait la jeune fille d’interroger son frère, à la brûle-pourpoint, sur une question de cette gravité.

Le rhétoricien, dont la blessure intime était encore toute saignante, n’osait pas non plus envisager de front ce redoutable problème. Pour l’instant, il réfléchissait sur le monde qui restait pour lui plein de charmes. Après tout, Alice n’était qu’une unité parmi tant de filles d’Ève ; ses sœurs à lui, celles qui s’étaient mariées, étaient des épouses parfaites ; il devait y en avoir beaucoup qui étaient taillées sur ce patron !… À coup sûr, si le hameau avait abrité quelque autre jeune fille à sa convenance, Jean aurait reporté sur elle les tendresses dont son âme débordait toujours, et il aurait éprouvé toutes les joies de la vengeance en faisant ostentation de cette nouvelle rencontre ; il aurait dit à sa famille, dans l’intimité de la Ferme des Érables, qu’il se sentait du goût pour le métier ancestral et qu’il renonçait à ses premières aspirations. Avec quelle fierté il aurait passé sous les fenêtres d’Alice, au bras d’une autre ! Les garçons des rangs de Repentigny, après les déclarations officielles à leur famille, se promenaient bien ainsi avec leur blonde, sans que personne ne pût jaser sur leur conduite. Pourquoi n’en ferait-il pas autant ?

Il en était là, Jean Bélanger, et il ne s’apercevait pas que ces fantasmagories n’étaient que les variations d’un unique amour qui n’avait pas changé : vouloir faire souffrir l’être qu’on a aimé, c’est la preuve la plus évidente qu’on l’aime encore !

Dans son désarroi, il ne demeurait pas insensible aux captivantes visions féminines qui se multipliaient à travers les chemins : Montréal envoyait à Repentigny, semblait-il, toutes ses élégances ; tant de silhouettes exquises, si parfaites à première vue, ne pouvaient qu’émouvoir un grand garçon facilement inflammable, sous le coup de sa cruelle déception. Volontiers, il prêtait à ces demoiselles toutes les qualités qu’il avait cru d’abord découvrir chez Alice. La plus éclatante de ces beautés était certainement la sportive qui avait été parmi les premières à découvrir Repentigny et qui y faisait des apparitions de plus en plus fréquentes. Elle avait, à plusieurs reprises, salué Jean d’un sourire significatif. Il n’aimait pas beaucoup ses allures garçonnières, et moins encore la cohue de jeunes gens qui lui faisaient cortège. Mais, en définitive, c’était peut-être une nature désemparée, elle aussi, et qui cherchait à se distraire par mille moyens, sans franchir les limites extrêmes de l’honnêteté.

Elle était coquette, elle avait du goût pour les déshabillés les plus hardis, elle prenait son bain, à la rivière, revêtue d’un maillot des plus collants, mais c’était sans doute la mode actuelle. Cette fille cherchait peut-être le garçon qui l’aurait assagie en fixant son cœur. Bref, le collégien était de plus en plus intrigué par cette jolie créature aux cheveux blonds, au teint de lis et de roses, aux formes si bien proportionnées. Elle paraissait avoir entre dix-sept et dix-huit ans. La perversité avait-elle pu pénétrer dans une âme si jeune ?

Jean Bélanger se faisait toutes ces réflexions : il cherchait maintenant à savoir le nom de cette toute jeune fille. Des circonstances imprévues allaient le servir.


DEUXIÈME PARTIE

I


« Au secours ! au secours !… Je me noie !… » Quelques paysans qui travaillaient sur leurs terres au cours d’un chaud après-midi, non loin de la rivière de l’Assomption, purent entendre ces cris de détresse ; c’était une voix de femme. Or, depuis un moment, Jean Bélanger s’était faufilé parmi les arbrisseaux de la berge, dans un enfoncement où il avait revêtu son costume de bain. À peine arrivé, il avait aperçu plusieurs baigneuses, ce qui l’avait fait hésiter à se mettre immédiatement à l’eau.

On aurait pu croire que ces fameuses naïades, émules d’Amphitrite, depuis leur première rencontre avec le jeune collégien, guettaient