Page:Charbonnier - La crise, 1929.djvu/18

Cette page a été validée par deux contributeurs.
LA CRISE

bonne petite camarade. Puisqu’elle est tombée en amour, l’amitié est finie… Enfin, c’est ainsi que passent les années, mon cher vieux. On a vu naître tout ça, et Alice est déjà jeune fille ! »

Rentré aux Érables, Jean avait hâte de se trouver seul. Après la prière du soir en famille, récitée par Corinne, il embrassa ses parents, son frère et ses sœurs, et se retira dans sa chambre. Le billet écrit avant le départ était dans la poche de son veston : il le prit avec colère, le déchira en mille pièces, et rédigea ce poulet tout différent :


LES ÉRABLES, 15 JUIN.
ALICE,

J’ai pu comprendre, ce soir, pourquoi tu as manqué de parole dans la matinée. La plus élémentaire honnêteté demandait que je fusse prévenu de la situation, dès hier : je ne me serais pas mis en frais de sentiments tendres, je ne me serais pas abaissé jusqu’à mendier quelques innocentes caresses qui ont ému ta prétendue pudeur, et pour cause : tu craignais de dérober une parcelle des faveurs accordées sans réserve au rustre qui a conquis tes bonnes grâces. J’ai été vraiment par trop candide : je commence à voir clair, mes yeux s’ouvrent enfin aux dégoûtantes réalités du cœur de la femme.

Duplicité, trahison, avec des airs innocents, avec des gestes scandalisés, avec des sursauts vertueux, voilà comment la femme répond aux naïves avances de l’homme, si j’en juge par tes attitudes. J’avais appris dans mes livres tous les secrets de ces manèges de coquetterie, mais, en grand enfant que j’étais, je ne pouvais y croire : je suis payé une bonne fois pour ne plus être dupe. Ta perfidie suffit à faire tomber mes plus belles illusions.

Sois heureuse avec ton grand lourdaud : celui-là est à la taille de ta vulgarité. Quant à moi, j’ai terminé l’éducation de mon cœur. Tout est bien fini entre nous deux ; il me reste à ressaisir ma fierté, ma dignité d’homme : mon mépris pour toi sera au niveau de ton dédain.

JEAN BÉLANGER.


Ainsi divaguent les cœurs jeunes, épris d’absolu : et combien d’hommes restent jeunes, sous ce rapport, jusqu’au déclin de la vie ! D’un accident particulier, ils induisent une loi générale : ils maudissent l’humanité, dès qu’ils se croient trahis par un seul être humain. Mais ces colères grandiloquentes traduisent une passion en quête de quelque objet nouveau, pour tirer vengeance d’un premier échec qui froisse leur orgueil. L’abîme appelle l’abîme. Jean Bélanger était loin d’être converti : son dépit rageur le préparait à d’autres aventures. En attendant, il mit cette lettre dans son portefeuille, pour la faire parvenir dès qu’il en trouverait l’occasion.


IX


Les rangs de Repentigny étaient envahis de plus en plus par les élégants et les élégantes de Montréal : sur la rive opposée, du côté de S. Paul l’Ermite, les hôtels regorgeaient de monde, à certains jours, et ces flâneurs se plaisaient à traverser la rivière, pour venir se prélasser à l’ombre des grands arbres et dans l’atmosphère plus calme de la rive gauche. Parmi ces citadins, tous les paysans avaient remarqué une jeune fille dont les allures trahissaient une mondanité passablement insolente : elle avait son pied-à-terre dans une maison meublée de S. Paul l’Ermite, mais elle passait presque toutes ses journées sur les chemins de Repentigny. Ses costumes variaient selon ses fantaisies : tantôt elle revêtait un habit masculin, comme nombre d’écuyères dernier style ; des motocyclistes de sa connaissance — et ils étaient nombreux — la faisaient monter en croupe à l’arrière de leur machine : faisant le tour par Montréal ou L’Assomption, ces sportifs se grisaient de vitesse et traversaient le hameau de Repentigny à des allures inquiétantes, vu l’état de la route. D’autres fois, la belle amazone se métamorphosait en demoiselle élégante, exhibant des robes dont les généreuses échancrures pectorales et les mille transparences laissaient à découvert des charmes que les femmes honnêtes tiennent cachés.

Quel âge avait-elle, il eût été difficile de le deviner, avec les maquillages de sa figure : elle paraissait très jeune et se donnait des airs enfantins. Toujours est-il qu’elle avait une prédilection pour les rangs de la rive gauche ; on la rencontrait souvent, étendue avec nonchalance sous les grands arbres qui avoisinaient les fermes, prenant des poses provocatrices : « Ses galants de la ville ne lui suffisent pas, disaient les habitants ; elle vient sans doute tâter le terrain parmi les gâs de la campagne. »

Les joyeux et fins lurons qu’étaient ces paysans avaient vu juste : l’aventurière était en quête de quelque nouvelle proie. Tout cela se