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Il avait retrouvé cet état de grâce de sa vingtième année. Ce soir-là, il apporta un bloc-notes sur sa table de lit et noircit plusieurs feuillets avant de s’endormir. L’œuvre commencée littéralement le dévorait ; il ne vivait plus que pour elle et par elle.

Il aimait potasser ces énormes liasses de notes, les réduire à la façon de la sève d’érable qu’on fait bouillir au printemps, les ordonner, les compléter, détruire celles qui faisaient double emploi, oblitérer les pistes abandonnées. En relisant ses notes, il pouvait voir tous les méandres de la composition, les retours en arrière, les progrès lents et pénibles, les sauts brusques, les poussées en avant, plus tard délaissées au profit de turgescences d’abord anodines. Il entrait dans la période fiévreuse, la plus enthousiaste de la création, trop longue à certains égards, trop courte à d’autres, où l’œuvre prend corps, devient organique, viable.