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Georges se rappelait les matins de soleil, l’enthousiasme des découvertes topographiques, le plaisir pendant que la première édition allait sous presse d’aller casser la croûte dans un caboulot français dont Guilloux et lui avaient été les premiers clients. Lucien avait vingt ans. Svelte, barbu, spirituel, il riait le premier de ses mots corrosifs qui ne respectaient rien, ni personne. Il avait épousé une jeune fille rousse d’une grande beauté qui venait le chercher chez ses amis en jupe de bure, la tête recouverte d’un châle qui faisait ressortir la finesse de ses traits et la blancheur vertigineuse de son teint. Le jeune mari la couvait de ses grands yeux à demi-voilés.

Les amis de Guilloux cherchaient sans cesse par quels côtés ils pourraient avoir prise sur cet être élusif, moqueur, et n’en trouvaient pas. On affectait en sa présence de dénigrer en riant son esprit ou son caractère : il ne comprenait rien aux mathématiques, disait-on, ou il était incapable de goûter la musique… Si bien que sa femme, qui n’avait pourtant rien d’une sotte, avait fini par croire à la réalité de ces déficiences et, mi-riant, mi-sincère, elle lui en faisait grief à son tour. Mais cette su-