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sur Chamfort.

mot : il partit sans s’informer de l’état du malade, sans témoigner pour lui le moindre intérêt. Les personnes qui étaient là se retirèrent. Chamfort s’était assoupi. Je sortis en le recommandant aux soins des deux gardes qu’on lui avait laissés & tâchant de donner à sa gouvernante, qui avait presque perdu la tête, une espérance que je n’avais pas.

On n’en eut aucune pendant plusieurs jours : il souffrait beaucoup de ses plaies, mais sans se plaindre, & soutenait toujours qu’il n’en reviendrait pas. Les gardes qui se tenaient sans cesse auprès de lui ne l’empêchaient pas de parler librement. Un de ses amis lui reprochait avec tendresse d’avoir tenté de se donner la mort. « Je pouvais me tuer en sûreté, répondit-il : je ne risquais pas du moins d’être jetté à la voierie du Panthéon. » C’est ainsi qu’il l’appellait depuis l’apothéose de Marat[1]. Il demandait les nouvelles, se faisait lire les journaux du soir ; s’expliquait sans ménagement sur les événemens & sur les séances : & concluait assez ordinairement de ce qu’il venait d’entendre, qu’il avait fort bien fait de se tuer.

Mais la crise de la suppuration étant passée, le chirurgien qui le traitait, répondit de sa vie. En effet, les progrès de la guérison furent très-rapides : quoique son œil blessé fût le moins mauvais des deux, & qu’il l’eût presque entièrement perdu, il commença bientôt à pouvoir lire & même à faire des vers. Il s’amusait à

  1. Assassiné par Charlotte Corday 13 juillet 1793, Jean-Paul Marat (1743-1793) est transféré au Panthéon avec tous les honneurs le 21 septembre 1794. Gloire éphémère : il en sera expulsé (comme Mirabeau avant lui) par décret du 8 février 1795 après la chute de Robespierre (juil. 1794) et la fin de la Terreur. (Note wiki)