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Ah ! que n’êtes-vous là pour voir couler mes larmes !
Pour connaître mon cœur, vos fers, vos cruautés,
Tout l’amour qui m’embrase et que vous méritez.
Pourtant que faut-il faire ? on dit (dois-je le croire)
Qu’aisément de vos traits on bannit la mémoire ;
Que jusqu’ici vos bras inconstants et légers
Ont reçu mille amants comme moi passagers ;
Que l’ennui de vous perdre où mon âme succombe,
N’a d’aucun malheureux accéléré la tombe.
Comme eux j’ai pu vous plaire, et comme eux vous lasser ;
De vous comme eux encor je pourrai me passer.
Mais quoi ! je vous jurai d’éternelles tendresses !
Et quand vous m’avez fait, vous, les mêmes promesses,
Était-ce rien qu’un piége ? Il n’a point réussi.
J’ai fait comme vous-même, ah ! l’an vous trompe aussi ;
Vous, dans l’art de tromper maîtresse sans émule.
Vous avez donc pensé, perfide trop crédule,
Qu’un amant, par vous-même instruit au changement
N’oserait, comme vous, abusés d’un serment ?
En moi c’était vengeance ; à vous ce fut un crime.
À tort un agresseur dispute à sa victime
Des armes dont son bras s’est servi le premier ;
Le fer a droit d’ouvrir le flanc du meurtrier.
Trahir qui nous trahit est juste autant qu’utile,
Et l’inventeur cruel du taureau de Sicile
Lui-même à l’essayer justement condamné,
A fait mugir l’airain qu’il avait façonné.

Maintenant, poursuivez : il suffit qu’on vous voie,
Vos filets aisément feront une autre proie ;
Je m’en fie à votre art moins qu’à votre beauté.