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Des bras d’une maîtresse enlevé chez les dieux,
Ivre de voluptés, s’enivre encor de gloire,
Et qui, cher à Vénus et cher à la victoire,
Ceint des lauriers du Pinde et des fleurs de Paphos,
Soupire l’Élégie et chante les héros.
Mais qui sut à ce point, sous un astre propice,
Vaincre du ciel jaloux l’inflexible avarice ?
Qui put voir en naissant, par un accord nouveau,
Tous les dieux à la fois sourire à son berceau ?
Un seul a pu franchir cette double carrière :
C’est lui qui va bientôt, loin des yeux du vulgaire,
Inscrire sa mémoire aux fastes d’Hélicon,
Digne de la nature et digne de Buffon.
Fortunée Agrigente, et toi reine orgueilleuse,
Rome, à tous les combats toujours victorieuse,
Du poids de vos grands noms nous ne gémirons plus
Par l’ombre d’Empédocle étions-nous donc vaincus ?
Lucrèce aurait pu seule, aux flambeaux d’Épicure,
Dans ses temples secrets surprendre la nature ?
La nature aujourd’hui de ses propres crayons
Vient d’armer une main qu’éclairent ses rayons.
C’est toi qu’elle a choisi ; toi, par qui l’Hippocrène
Mêle encore son onde à l’onde de la Seine ;
Toi, par qui la Tamise et le Tibre en courroux
Lui porteront encor des hommages jaloux ;
Toi, qui la vis couler plus lente et plus facile
Quand ta bouche animait la flûte de Sicile ;
Toi, quand l’amour trahi te fit verser des pleurs,
Qui l’entendis gémir et pleurer tes douleurs[1].

  1. Voir Le Brun, l. III, od. ix.