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Qui vient d’une insensible et charmante langueur
Saisir l’ami des champs et pénétrer son cœur,
Quand, sorti vers le soir des grottes reculées,
Il s’égare à pas lents au penchant des vallées,
Et voit des derniers feux le ciel se colorer,
Et sur les monts lointains un beau jour expirer.
Dans sa volupté sage, et pensive, et muette,
Il s’assied, sur son sein laisse tomber sa tête.
Il regarde à ses pieds, dans le liquide azur
Du fleuve qui s’étend comme lui calme et pur,
Se peindre les coteaux, les toits et les feuillages,
Et la pourpre en festons couronnant les nuages.
Il revoit près de lui, tout à coup animés,
Ces fantômes si beaux, de nos cœurs tant aimés,
Dont la troupe immortelle habite sa mémoire.
Julie, amante faible et tombée avec gloire ;
Clarisse, beauté sainte où respire le ciel,
Dont la douleur ignore et la haine et le fiel,
Qui souffre sans gémir, qui périt sans murmure ;
Clémentine adorée, âme céleste et pure,
Qui, parmi les rigueurs d’une injuste maison,
Ne perd point l’innocence en perdant la raison[1] :
Mânes aux yeux charmants, vos images chéries
Accourent occuper ses belles rêveries ;
Ses yeux laissent tomber une larme. Avec vous
Il est dans vos foyers, il voit vos traits si doux.
À vos persécuteurs il reproche leur crime.
Il aime qui vous aime, il hait qui vous opprime.
Mais tout à coup il pense, ô mortels déplaisirs !

  1. Allusion à l’Héloïse de Rousseau, à Clarisse Harlowe et à Grandisson de Richardson