Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 1.djvu/166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rien qu’une mer immense et le ciel sur sa tête,
Promenant autour d’elle une vue inquiète :
« Dieu taureau, quel es-tu ? Parle, taureau trompeur,
Où me vas-tu porter ? N’en as-tu point de peur,
De ces flots ? Car ces flots aux poupes vagabondes
Cèdent ; mais les troupeaux craignent les mers profondes.
Où sera la pâture, et l’eau douce pour toi ?
Es-tu dieu ? Mais des dieux que ne suis-tu la loi ?
La terre aux dauphins, l’onde aux taureaux est fermée.
Mais toi seul sur la terre et sur l’onde animée
Cours. Tes pieds sont la rame ouvrant le sein des mers ;
Et bientôt des oiseaux peut-être dans les airs
Iras-tu joindre aussi la volante famille
Ô palais de mon père ! ô malheureuse fille,
Qui pour tenter sur l’onde un voyage nouveau,
Seule, errante, ai suivi ce perfide taureau !
Et toi, maître des flots, favorise ma route !
Mon invisible appui se montrera sans doute ;
Sans doute ce n’est pas sans un pouvoir divin,
Que s’aplanit sous moi cet humide chemin. »
Elle dit. À ces mots, pour la tirer de peine,
Du quadrupède amant sort une voix humaine :
« Ô vierge, ne crains point les fureurs de la mer ;
Dans ce taureau nageur tu presses Jupiter.
Je me choisis en maître une forme, un visage ;
Mon amour, ta beauté m’ont sous ce corps sauvage,
Fait mesurer des flots cet empire inconstant.
La Crète, île fameuse, est le bord qui t’attend.
Il m’a nourri moi-même. Et là, ta destinée
Te promet de grands rois, fils de notre hyménée. »