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Autour de leurs autels, parés de nos festons,
Que ne viens-tu danser, offrir de simples dons,
Du chaume, quelques fleurs, et, par ces sacrifices,
Te rendre Jupiter et les nymphes propices ?

LE BERGER.

Non : les danses, les jeux, les plaisirs des bergers,
Sont à mon triste cœur des plaisirs étrangers.
Que parles-tu de dieux, de nymphes et d’offrandes ?
Moi, je n’ai pour les dieux ni chaume ni guirlandes :
Je les crains, car j’ai vu leur foudre et leurs éclairs ;
Je ne les aime pas, ils m’ont donné des fers.

LE CHEVRIER.

Eh bien ! que n’aimes-tu ? Quelle amertume extrême
Résiste aux doux souris d’une vierge qu’on aime ?
L’autre jour, à la mienne, en ce bois fortuné,
Je vins offrir le don d’un chevreau nouveau-né.
Son œil tomba sur moi, si doux, si beau, si tendre !…
Sa voix prit un accent !… Je crois toujours l’entendre.

LE BERGER.

Eh ! quel œil virginal voudrait tomber sur moi ?
Ai-je, moi, des chevreaux à donner comme toi ?
Chaque jour, par ce maître inflexible et barbare,
Mes agneaux sont comptés avec un soin avare.
Trop heureux quand il daigne à mes cris superflus
N’en pas redemander plus que je n’en reçus.
Ô juste Némésis ! si jamais je puis être
Le plus fort à mon tour, si je puis me voir maître,
Je serai dur, méchant, intraitable, sans foi,
Sanguinaire, cruel comme on l’est avec moi !