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Si tu n’es qu’un mortel, vieillard infortuné,
Les humains près de qui les flots t’ont amené
Aux mortels malheureux n’apportent point d’injures.
Les destins n’ont jamais de faveurs qui soient pures.
Ta voix noble et touchante est un bienfait des dieux ;
Mais aux clartés du jour ils ont fermé tes yeux.

— Enfants, car votre voix est enfantine et tendre,
Vos discours sont prudents plus qu’on n’eût dû l’attendre.
Mais, toujours soupçonneux, l’indigent étranger
Croit qu’on rit de ses maux et qu’on veut l’outrager.
Ne me comparez point à la troupe immortelle :
Ces rides, ces cheveux, cette nuit éternelle,
Voyez ; est-ce le front d’un habitant des deux ?
Je ne suis qu’un mortel, un des plus malheureux !
Si vous en savez un pauvre, errant, misérable,
C’est à celui-là seul que je suis comparable ;
Et pourtant je n’ai point, comme fit Thamyris,
Des chansons à Phébus voulu ravir le prix[1] ;
Ni, livré comme Œdipe à la noire Euménide,
Je n’ai puni sur moi l’inceste parricide,
Mais les dieux tout-puissants gardaient à mon déclin
Les ténèbres, l’exil, l’indigence et la faim.

— Prends, et puisse bienlôt changer ta destinée ! »
Disent-ils. Et tirant ce que, pour leur journée,
Tient la peau d’une chèvre aux crins noirs et luisants,
Ils versent à l’envi, sur ses genoux pesants,
Le pain de pur froment, les olives huileuses,
Le fromage et l’amande, et les figues mielleuses,

  1. Voy. Homère, chant II, vers 594-600.