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concert de flûtes, qui, n’étant mêlé d’aucune voix humaine, car, en cet endroit, le silence même faisait silence, produisait un effet tendre et langoureux. Tout à coup parut, à côté du coussin qui soutenait le cadavre, un beau jeune homme vêtu à la romaine, lequel, au son d’une harpe dont il jouait lui-même, chanta les stances suivantes d’une voix suave et sonore :


« En attendant qu’Altisidore revienne à la vie, elle qu’a tuée la cruauté de Don Quichotte ; en attendant que, dans la cour enchanteresse, les dames s’habillent de toile à sac, et que madame la duchesse habille ses duègnes de velours et de satin, je chanterai d’Altisidore la beauté et l’infortune sur une plus harmonieuse lyre que celle du chantre de Thrace.


» Je me figure même que cet office ne me regarde pas seulement pendant la vie ; avec la langue morte et froide dans la bouche, je pense répéter les louanges qui te sont dues. Mon âme, libre de son étroite enveloppe, sera conduite le long du Styx en te célébrant, et tes accents feront arrêter les eaux du fleuve d’oubli[1]. »


Assez, dit en ce moment un des deux rois ; assez, chantre divin ; ce serait à ne finir jamais que de nous retracer à présent la mort et les attraits de la sans pareille Altisidore, qui n’est point morte comme le pense le monde ignorant, mais qui vit dans les mille langues de la renommée, et dans les peines que devra souffrir, pour lui rendre la lumière, Sancho Panza, ici présent. Ainsi donc, ô Rhadamante, toi qui juges avec moi dans les sombres cavernes du Destin, puisque tu sais tout ce qui est écrit dans les livres impénétrables pour que cette jeune fille revienne à la vie,

  1. Cette strophe et les deux derniers vers de la précédente sont copiés littéralement de la troisième églogue de Garcilaso de la Véga.