Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/704

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’à son tour il éveilla Sancho, et lui dit : « Je suis vraiment étonné, Sancho, de l’indépendance de ton humeur. J’imagine que tu es fait de marbre ou de bronze, et qu’en toi n’existe ni mouvement ni sentiment. Je veille quand tu dors ; je pleurs quand tu chantes ; je m’évanouis d’inanition quand tu es alourdi et haletant d’avoir trop mangé. Il est pourtant d’un fidèle domestique de partager les peines de son maître et d’être ému de ses émotions, ne fût-ce que par bienséance. Regarde la sérénité de cette nuit ; vois la solitude où nous sommes, et qui nous invite à mettre quelque intervalle de veille entre un sommeil et l’autre. Lève-toi, au nom du ciel ! éloigne-toi quelque peu d’ici ; puis, avec bonne grâce et bon courage, donne-toi trois ou quatre cents coups de fouet, à compte et à valoir sur ceux du désenchantement de Dulcinée. Je te demande cela en suppliant, ne voulant pas en venir aux mains avec toi, comme l’autre fois ; car je sais que tu les as rudes et pesantes. Quand tu te seras bien fustigé, nous passerons le reste de la nuit à chanter, moi les maux de l’absence, toi les douceurs de la fidélité, faisant ainsi le premier début de la vie pastorale que nous devons mener dans notre village. — Seigneur, répondit Sancho, je ne suis pas chartreux pour me lever au beau milieu de mon somme et me donner de la discipline ; et je ne pense pas davantage qu’on puisse passer tout d’un coup de la douleur des coups de fouet au plaisir de la musique. Que votre grâce me laisse dormir, et ne me pousse pas à bout quant à ce qui est de me fouetter, car vous me ferez faire le serment de ne jamais me toucher au poil du pourpoint, bien loin de toucher à celui de ma peau ! — Ô âme endurcie ! s’écria Don Quichotte, ô écuyer sans entrailles ! ô pain mal employé, et faveurs mal placées, celles que je t’ai faites et celles que je pense te faire ! Par moi tu t’es vu gouverneur, et par moi tu te vois avec l’espoir prochain d’être comte, ou d’avoir un autre titre équivalent, sans que l’accomplissement de cette espérance tarde plus que ne tardera cette année à passer, car enfin post tenebras spero lucem.[1] — Je n’entends pas cela, répliqua Sancho ; mais j’entends fort bien que, tant que je dors, je n’ai ni crainte, ni espérance,

  1. Après les ténèbres j’attends la lumière. Ces mots latins, écrits en exergue autour d’une grue, formaient la devise de Juan de la Cuesta, premier éditeur du Don Quichotte, et ami de Cervantès.