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pondre à une infinité de requêtes impertinentes comme celles qu’on lui adresse. Une des plus pénibles besognes qu’aient les rois, parmi beaucoup d’autres, c’est d’être obligés d’écouter tout le monde et de répondre à tout le monde ; aussi ne voudrais-je pas que mes affaires lui causassent le moindre ennui. — Dites-nous, seigneur, reprit la gouvernante, est-ce que, dans la cour du roi, il n’y a pas de chevaliers ? — Si, répondit Don Quichotte, et beaucoup ; il est juste qu’il y en ait pour soutenir la grandeur du trône et pour relever dignement la majesté royale. — Eh bien, reprit-elle, pourquoi ne seriez-vous pas un de ces chevaliers, qui, sans tourner les talons, servent dans sa cour leur roi et seigneur ? — Fais attention, ma mie, répliqua Don Quichotte, que tous les chevaliers ne peuvent pas être courtisans, et que tous les courtisans ne doivent pas davantage être chevaliers errants. Il faut qu’il y ait de tout dans le monde ; et, quoique nous soyons tous également chevaliers, il y a bien de la différence entre les uns et les autres. Les courtisans, en effet, n’ont que faire de quitter leurs appartements ni de franchir le seuil du palais ; ils se promènent par le monde entier, en regardant une carte géographique, sans dépenser une obole, sans souffrir le froid et le chaud, la soif et la faim. Mais nous, chevaliers errants véritables, c’est au soleil, au froid, à l’air, sous toutes les inclémences du ciel, de nuit et de jour, à pied et à cheval, que nous mesurons la terre entière avec le propre compas de nos pieds. Non-seulement nous connaissons les ennemis en peinture, mais en chair et en os. À tout risque, en toute occasion, nous les attaquons sans regarder à des enfantillages, sans consulter toutes ces lois du duel, à savoir : si l’ennemi porte la lance ou l’épée trop longue, s’il a sur lui quelque relique, quelque talisman, quelque supercherie cachée, s’il faut partager le soleil par tranches, et d’autres cérémonies de la même espèce qui sont en usage dans les duels particuliers de personne à personne, toutes choses que tu ne connais pas, mais que je connais fort bien[1]. Il faut encore que je t’apprenne autre chose : c’est que le bon chevalier errant ne doit jamais avoir peur, verrait-il devant lui dix géants dont les têtes non-seulement toucheraient mais dépasseraient les nuages, qui auraient pour jambes deux grandes tours, pour bras des mâts de puissants

  1. On peut voir dans Ducange, aux mots duellum et campiones, toutes les lois du duel auxquelles Don Quichotte fait allusion, et le serment que la Pragmatique-Sanction de Philippe-le-Bel, rendue en 1306, ordonnait aux chevaliers de prêter avant le combat.